Le travail du maître E change, selon une importante enquête présentée à la Fédération des Maîtres E qui tenait colloque du 18 au 20 octobre 2011 à Rouen. Il s’approche de plus en plus de la classe, et le spécialiste de l’aide pédagogique doit construire une nouvelle place de référence auprès des enseignants chargés de classe. A quel prix ?
Propos recueillis par Marcel Brun
D’où est venue la commande de cette recherche sur le travail des maîtres E ?
Cette recherche a vu le jour alors que le métier de maître E rencontrait de nombreuses turbulences dont le Café s’est largement fait l’écho. Si l’on essaye de se dégager du débat idéologique et politique, force est de reconnaître qu’il y a de nombreuses raisons pour s’interroger sur le travail des maîtres E. Des travaux scientifiques (Bydanova, Mingat, & Suchaut, 2008, Piquée 2001) et des rapports de l’Inspection générale (Gossot, 1996 ; Ferrier, 1998) soulignent les difficultés du travail en partenariat dans le domaine de l’aide. Enfin, la mise en place de l’aide spécialisée, assurée par tous les enseignants, conduit elle aussi à s’interroger sur la place de l’aide spécialisée dans l’école.
L’ensemble de ces points ont conduit la FNAME – Fédération Nationale des Maîtres E – à commanditer une étude sur l’activité partenariale du maître E dans ses rôles de partenaires et les spécificités de son métier. Cette étude commandée à Corinne Mérini (Laboratoire PAEDI, devenu « ACTé » à la rentrée 2011) a été dirigée par trois chercheurs de ce laboratoire : Corinne Mérini, Pascale Ponté et Serge Thomazet. Le rapport final a été remis à la FNAME à l’occasion de son 9ème Colloque National, qui vient d’avoir lieu du 20 au 22 octobre à Rouen. Nous reprenons ici les principaux résultats.
Vous vous êtes intéressés au travail de partenariat entre les enseignants chargés de classe et les enseignants « maître E » ?
L’analyse comparée des référentiels de compétences contemporains des maîtres E et de leurs collègues de milieu ordinaire a permis de pointer les missions propres à chacun, ainsi que les frontières qui organisent et distribuent les domaines de l’école autour de deux univers :
• Celui du maître de milieu ordinaire, qui évolue dans un univers clos (la classe) centré sur les connaissances et les apprentissages. Il est garant des valeurs de la république. Ses partenariats sont plus présentés comme des sous-traitances c’est-à-dire sans évocation de négociation, dans un domaine d’ordre sociologique (la prise en compte de la pauvreté ou de la maltraitance), ou dans celui de la communication (il doit rendre compte aux parents). L’enfant est pris en charge dans une dimension plurielle mais qui reste celle de l’élève apprenant.
• Celui du maître E, qui est au cœur des différents projets, tant dans leur rédaction que dans leur régulation. Ses rôles partenariaux sont plus de l’ordre de la résolution de problèmes reconnus conjointement : la lutte contre la difficulté scolaire, par et avec un ensemble de partenaires, bien que cela ne soit pas dit explicitement.
C’est ce dernier point que l’étude a exploré à partir de quatre prises d’information diversifiées étalées sur deux ans qui nous ont permis de resserrer notre questionnement autour des nouveaux rôles du maître E, en particulier dans leurs dimensions partenariales et de « ressource » pour leurs collègues de milieu ordinaire.
Comment avez-vous travaillé ?
Le travail a été mené dans le cadre d’une recherche intervention (Mérini, Ponté 2008) unissant 13 maîtres E, trois chercheurs autour de récoltes de données issues de 2 des 3 régions françaises représentées dans le groupe. Nous avons travaillé à partir d’écrits collaboratifs de maîtres E (101), 4 vidéos de situations collaboratives où les professionnels ont été confrontés de manière simple puis croisée à des situations professionnelles partenariales, 92 écrits professionnels concernant le suivi de 2 élèves pendant trois semaines, et 4 cas de partenariat maître E/maître de milieu ordinaire « réussis » .
A l’analyse nous avons fait coopérer plusieurs structures théoriques : la philosophie du travail (Arendt, 1983) et du rapport au temps (Ricœur, 1991), la sociologie de la décision (Jamous, 1969 ; Sfez, 1981) et l’analyse de l’activité (Vygotski, 1925/1994 ; Clot, 1999), dans la tradition de la psychologie ergonomique (Leplat, 1980) permettant d’éclairer les décisions et d’en tirer des interprétations relatives aux pratiques partenariales et à leur place dans l’exercice du métier de maître E.
Entre aide directe à l’élève, et aide indirecte, l’étude a pu identifier la position actuelle du maître E au seuil de la classe et montrer combien cette position « décalée » par rapport au centre de gravité de la classe était nécessaire pour construire des ruptures avec des situations difficiles.
Quelle est la spécificité du maître E, parmi les « intervenants » ?
Comme ses partenaires, le maître E organise des détours, mais les situe préférentiellement dans le domaine pédagogique. Il maintient, par ailleurs, la dynamique de la classe comme une perspective centrale de ces détours. Cette position à la fois au seuil de la classe mais dans l’école, lui offre des possibilités élargies de médiation, et facilite les relations aux familles dont l’implication semble déterminante dans l’évolution de l’élève.
L’espace professionnel dans lequel évolue le maître E croise une grande diversité d’unités fonctionnelles, inhabituelles au regard de ce qui est pensé du métier d’enseignant en général. Certaines sont centrées directement sur l’élève, comme le regroupement d’adaptation qui est une unité fonctionnelle spécifique au maître E ; d’autres sont orientées par l’élève mais partagées au travers d’un PPRE par exemple, et peuvent viser en même temps le maître de la classe (au travers d’échanges informels ou en co-intervention par exemple), l’élève, et parfois l’inscription de l’école dans les logiques familiales ; d’autres enfin sont orientées de manière indirecte par l’élève, mais s’adressent directement aux adultes collègues, partenaires, parents, RASED, etc., et sont partagées.
Au fond, la spécificité des maîtres E réside autant dans le fait qu’ils possèdent des savoirs professionnels différents de ceux de leurs collègues, acquis par une formation spécifique, comme l’analyse de besoins, les évaluations de compétences, les réponses pédagogiques liées à la difficulté, etc., que dans cette position au seuil de la classe en relation interindividuelle dans de petits groupes d’élèves, avec leurs parents mais aussi des experts comme les psychologues scolaires, les maîtres G ou les services de soins et/ou de justice qui les amènent à porter un regard différent sur les situations scolaires. C’est à la fois cette relative extériorité, conduisant à exercer une grande partie de leur métier en dehors de la présence des élèves, et la technicité de certains de leurs gestes qui constituent leur expertise.
Vous revenez longuement sur les « temporalités »…
Oui, l’étude a pu montrer que la question de l’articulation des temporalités cristallise elle aussi un certain nombre de tensions entre le maître de la classe, qui pilote son groupe à l’aune des programmes qu’il doit suivre, et le maître E qui, lui, est centré sur le développement de l’élève, de ses réussites et des difficultés qu’il rencontre, là où l’élève et ses parents voudraient que la difficulté soit dépassée le plus vite possible tant elle est inconfortable.
Les maîtres E, pour ajuster les tensions de temporalité, ont fréquemment recours au détour et à l’alternative formelle/informelle qui permet de réguler le contrat de collaboration développé avec leurs partenaires. Par les situations informelles d’échange « entre deux portes » ils peuvent engager le dialogue de manière dépassionnée, et aider l’enseignant de la classe à poser un regard renouvelé sur les difficultés de ses élèves et, ainsi l’entraîner vers de nouvelles réponses pédagogiques. En fait, le maître E aide l’enseignant à aider l’élève dans une posture paritaire très différente de celle d’un conseiller pédagogique. Plus que de trouver des consensus, qui au bout du compte restent insatisfaisants, les maîtres E mettent en place une démarche de détour auprès de leurs collègues de milieu ordinaire en cherchant à les faire changer de point de vue (au sens propre, c’est-à-dire de là où ils regardent la difficulté de leurs élèves) pour les aider à re-problématiser la situation, à trouver de nouvelles réponses à la difficulté de leurs élèves et, ainsi, remettre en œuvre une dynamique de progrès au rythme de ces élèves particuliers.
Finalement, le travail du maître E change ?
L’aide apportée collectivement à l’élève (par le maître E, maître de la classe et de l’aide personnalisée et/ou les professionnels extérieurs…) vacille entre rupture et continuité, alors que la représentation généralement adoptée est celle « du tout cohésif ». Les compétences ciblées par les acteurs de l’aide sont le plus souvent partagées et les objets comme la lecture ou la production d’écrits sont communs. Mais les stratégies adoptées sont, elles, très différentes, les maîtres E et leurs partenaires cherchent des « traductions » des situations scolaires pour permettre à l’élève de leur redonner du sens et de faire redémarrer le processus d’apprentissage. Cette (re)construction de sens semble essentiellement passer par des mises en lien qui sont un des axes fondamentaux du travail du maître E.
Les maîtres E du groupe ont témoigné, ou ont laissé à voir qu’un certain nombre de gestes professionnels acquis pour les situations d’aide menées auprès des élèves comme l’analyse de besoins, l’empathie, le détour sont transposés assez naturellement à des situations visant leurs collaborateurs afin de les aider à re-problématiser les difficultés de l’élève. Ces gestes sont des aides à penser et à agir, ils permettent de dénouer les blocages, alors même qu’ils ont été construits pour une aide directe à l’élève. En ce sens et en référence à la définition du geste professionnel de Jorro (2002), on peut dire que la constante de travail du maître E est « l’aide » quelle que soit sa cible (adultes ou élèves), on retrouve dans leur activité partenariale les codes sociaux du métier comme l’empathie, la médiation, la triangulation construits pour l’aide directe à l’élève et transposés dans des situations élargies de négociation avec les partenaires qui placent le métier de maître E en extériorité des débats de la classe mais dans l’école.
Pour autant, un certain nombre d’obstacles ou de questions restent en suspens du point de vue des professionnels du groupe, comme la temporalisation des activités qui semble être un point de résistance. Même si une meilleure connaissance des différentes temporalités et de la difficulté à les faire coopérer permet aux maîtres E du groupe de mieux gérer émotionnellement les tensions et les frustrations que cela provoque, l’introduction des deux heures d’aide personnalisée , associée à la semaine de quatre jours, bouleverse l’organisation du travail et semble saturer les moments possibles d’échanges entre collègues qui sont parfois ressentis comme invasifs dans le temps personnel de chacun.
Enfin, il nous faut souligner le décalage qui s’instaure peu à peu entre le métier de maître E, qui évolue et se transforme sur le terrain, en réaction aux évolutions de l’école et l’absence de signe fort au niveau de la prescription pour accompagner ces évolutions.
C. Mérin, S. Thomazet, P. Ponté
Le maître E dans ses rôles de partenaires : Mérini C., Thomazet, C. & Ponté, P., Laboratoire PAEDI/ACTé Clermont-Ferrand
Clermont Université, Université Blaise Pascal, EA 4281, ACTé, BP 10448, F-63000 CLERMONT-FERRAND
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