C’était il y a 15 jours, le 5 octobre, lors de la journée des enseignants, le ministre de l’Éducation promettait un « choc des savoirs » et annonçait une mission de huit semaines pour tout réformer : recrutement des enseignants au niveau bac pour une formation au sein « d’écoles normales du XXIe siècle », fin des cycles, généralisation les classes de niveau, labellisation les manuels scolaires… Jean-Paul Delahaye, ancien DGESCO, nous livre son analyse de ces annonces. Selon lui, ces annonces ne règlent pas la question des inégalités qui « ne nuisent pas à tout le monde » . Comment ne pas voir qu’il existe une véritable lutte de classe dans notre système éducatif ? » interroge-t-il. « Cette situation, mesurons-le, met en danger la cohésion de notre pays ». Il répond aux questions du Café pédagogique.
Que vous inspirent les annonces du 5 octobre dernier de Gabriel Attal ?
Une série d’annonces ne fait pas une politique d’ensemble et communiquer n’est pas réformer, il faut donc attendre un peu avant de se prononcer. Ce que je peux dire, à ce stade, c’est qu’on court le risque que les huit semaines prévues par le ministre pour préparer des mesures ne laissent pas beaucoup de temps pour faire partager le diagnostic sur l’état de notre école à l’ensemble des citoyens et singulièrement aux familles populaires. Et sans diagnostic partagé, il est difficile de construire du consensus ensuite. Ce sont les enfants des familles populaires que l’on retrouve massivement parmi les élèves en difficulté, ces familles ont des choses à nous dire sur l’école, écoutons-les, notamment grâce aux associations qui les représentent le mieux comme ATD Quart-Monde ou le Secours Populaire par exemple. Ces familles ne veulent pas d’un traitement à part de leurs enfants, elles veulent une école commune, conçue pour tous dans le cadre de la scolarité obligatoire, et pas seulement pour ceux qui vont bien. Compte tenu des problèmes que nous rencontrons, une réforme de l’école ne peut plus sortir toute ficelée d’un seul travail d’experts, aussi compétents soient-ils. Les pays qui s’en sortent mieux que nous dans la lutte contre les inégalités ont su construire sur la durée un consensus politique et se rassembler autour de leur école et de ses personnels
En d’autres termes, il faut davantage de débat politique sur l’école et sans doute moins d’emprise technocratique, surtout quand cette emprise prend une coloration scientiste et autoritaire comme on a pu le voir ces derniers temps.
Un débat politique qui se ferait sur quelles bases ?
Il faut se poser des questions qui placent les sujets essentiels au bon endroit.
Donne-t-on la priorité à l’intérêt général ou aux intérêts particuliers ? Est-ce qu’on valorise le collectif pour faire ensemble ou des parcours individuels qui se rapprocheraient d’un sauve-qui-peut général ? Est-ce qu’on scolarise ensemble pendant la scolarité obligatoire ou est-ce qu’on laisse faire un côte à côte qui est d’ores et déjà un face à face mortifère ?
Développe-ton des savoirs pour émanciper et qui fassent sens pour tous les élèves ou empile-t-on des disciplines qui se disputent les meilleures places pour servir à la sélection sociale ? Est-ce qu’on promeut la coopération et le commun qui réunissent ou favorise-t-on la compétition et la sélection précoce qui divisent, une école de la culture qui rassemble ou une école qui fracture ? On pourrait continuer cette énumération mais on voit bien que selon qu’on privilégie telle ou telle option, on ne construit pas la même école et on n’a donc la même société à l’arrivée. Vous voyez qu’on est assez loin de la question de l’uniforme à l’école.
Comment expliquez-vous qu’il soit aussi difficile de réformer dans le sens que vous indiquez ?
Regardons les choses en face : les inégalités à l’école ne nuisent pas à tout le monde. Globalement, elles ne nuisent pas aux enfants des milieux favorisés, aux enfants d’enseignants, de journalistes, de cadres supérieurs et des élites dirigeantes. Le plus désolant sans doute, c’est que certaines politiques mises en œuvre répondent aux demandes des élites sociopolitiques, quel que soit par ailleurs leur positionnement politique, à droite, au centre ou à gauche. Celles-ci veulent conserver leur position dominante dans le système éducatif et ont un comportement qui vise plus à restaurer d’anciennes pratiques pour protéger leurs enfants qu’à refonder pour tous (redoublement, classes de niveau, examen de passage en sixième tant qu’on y est…).
Le problème, c’est que les bénéficiaires potentiels d’une politique éducative plus juste n’ont pas les moyens de se faire entendre. Les milieux populaires ne pèsent pas sur les politiques scolaires. Mais ils ne sont pas aveugles et ils voient clairement les injustices à l’œuvre dans notre école. Comment ne pas voir qu’il existe une véritable lutte de classe dans notre système éducatif ? Cette situation, mesurons-le, met en danger la cohésion de notre pays. Si nous n’allons pas résolument vers davantage de justice en faveur des plus démunis, nous courons le risque de voir surgir des mouvements sociaux qui ne se borneront pas à l’occupation de quelques ronds-points. Personne ne peut le souhaiter
Et nous ne répondrons pas à cette demande d’égalité sans un effort collectif de solidarité et, sans doute plus encore, de fraternité. Cela ne relève pas de la seule responsabilité de l’école. C’est Antoine de Saint-Exupéry qui disait « Une démocratie doit être une fraternité, sinon c’est une imposture ».
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Dans le Café pédagogique