L’Autonome de Solidarité Laïque publie aujourd’hui les derniers résultats de son baromètre du climat scolaire dans les écoles du premier degré. Les chercheurs Benjamin Moignard et Éric Debarbieux ont analysé les résultats de l’enquête qui a recueilli 8 206 réponses de personnels de l’école primaire – dont 72,7% d’enseignants. Le rapport « École primaire, école pour tous ? » qui en découle décrit une école où le climat scolaire s’est dégradé. S’il était satisfaisant pour plus de 73% des répondants en 2016, ils ne l’est plus que pour 58,5% en 2023. Une dégradation qui se traduit par une perte de satisfaction pour une majorité des sondés. Alors que 40% d’entre eux se disaient insatisfaits de leur métier, ce taux a grimpé à 52% en six ans. Cette nouvelle édition du baromètre alerte sur une profession en mal de reconnaissance, qui se sent méprisée par sa haute hiérarchie, que l’école inclusive bouscule faute de formation…
Premier enseignement : une érosion de la qualité du climat scolaire
« La panique morale qui s’est emparée du sujet de la « violence » des enfants et des jeunes est remarquable en France, abreuvée par certains médias et influenceurs, relayée et entretenue par une bonne partie du personnel politique » écrivent Éric Debarbieux et Benjamin Moignard. « Contrairement à cette panique reposant en grande partie sur une exploitation éhontée du « fait- diversion », selon le mot de Bourdieu (1996), nos résultats ne confirment pas cette tendance à la hausse ni dans le ressenti des personnels ni dans la plupart des faits de victimation qu’ils auraient pu subir ».
Pour autant, alors qu’en 2011, 73,5% des personnels se disaient satisfaits du climat scolaire, ils ne sont plus que 58,5% en 2023. « Le sentiment de sécurité à l’intérieur de l’école reste largement dominant, même s’il s’est légèrement effrité », les auteurs notent une différence de perception entre enseignants en éducation prioritaire et les autres. Ils sont 13% à se sentir en insécurité dans leur établissement en EP, contre 8%.
La relation avec les parents d’élèves met à mal le climat scolaire. Ils sont 27,5% des répondants à ne pas se sentir respectés par eux, ils étaient 15% en 2011. « La fameuse « communauté éducative » et le « partenariat » tant vantés dans les textes semblent en tous cas bien malmenés sur la réalité du terrain et, pour au moins une partie de notre échantillon, les « partenaires » sont plutôt considérés comme des adversaires, ce qui est évidemment très préoccupant et très loin de la vision irénique des circulaires » taclent les sociologues de l’éducation. Et contrairement aux idées reçues, c’est en éducation prioritaire que les parents sont les plus respectueux (28,6% des répondants exerçant hors EP se disent non respectés, contre 23,2% en REP et 20,7 en REP+).
Quant aux violences subies, elles restent très rares et elles sont plutôt verbales lorsqu’elles existent. Le harcèlement et le cyberharcèlement touchent 17,6%, des répondants (en hausse de 1 point depuis 2011). Ils sont essentiellement moraux, du fait de collègues ou de la hiérarchie principalement – les parents arrivant juste derrière.
Sentiment de mépris social et méfiance vis-à-vis de la hiérarchie
« Le sentiment de mépris ressenti aboutit à un leitmotiv maintes fois exprimé » déclarent les chercheurs qui évoquent une souffrance au travail, voire un désespoir des personnels de l’école primaire française, « pourtant systématiquement présentée comme une « priorité » dans le discours politique ». « S’il est possible que le « style » du ministre Blanquer ait heurté de front la sensibilité des personnels, cela vient aussi de plus loin, et nous constations largement dans nos enquêtes précédentes la grande lassitude des personnels quant à l’inflation de réformes proposées, puis abandonnées au gré des remplacements ministériels ou de nouvelles foucades d’un ministre plus longuement en poste que d’autres, voire même celles d’un président de la République qui incarne lui aussi cette figure du mépris » ajoutent-ils. « Les dernières mesures ou réformes préconisées pour « améliorer » l’école sont largement perçues au mieux comme ignorant la réalité vécue sur le terrain, au pire comme des attrape- couillons cyniques ». Le « fameux Pacte » en est un exemple.
Le sentiment de déclassement est en augmentation dans cette nouvelle édition du baromètre. Les réponses indiquent aussi « une forte rancœur » contre la haute hiérarchie et les différents ministres. Si 19,3% des professionnels estiment ne pas être respectés par le directeur de l’école, ils sont 37,1 à s’estimer non respectés par l’IEN et 74% par la hiérarchie de l’éducation nationale.
Les revendications salariales, peu présentes dans les précédentes enquêtes, deviennent plus importantes (685 occurrences) et sont couplées avec une « soif de reconnaissance ».
Une remise en question de l’école inclusive
« Nous entrons ici dans une des sections les plus délicates de nos résultats et nous entendons surtout qu’ils soient bien compris et ne fassent pas l’objet de récupérations à l’emporte-pièce » préviennent Éric Debarbieux et Benjamin Moignard. « On sait en effet combien le thème de « l’école inclusive » est récupéré par des propos parfaitement nauséabonds de la part d’un Zemmour dénonçant « l’obsession de l’inclusion ». Et en en parlant même comme d’une « violence faite aux autres enfants » ».
73,5 % de répondants disant avoir connu des difficultés fréquentes ou très fréquentes avec des enfants « gravement perturbés » ou « présentant des troubles du comportement ». Ils étaient un peu moins de 40% en 2011 et près de 60% en 2016. « C’est un immense désarroi qui est exprimé par une partie des répondants, et sans doute ressenti par la majorité. Il y a ceux qui rejettent maintenant l’idée même d’une école inclusive Et il y a ceux qui remettent très globalement en cause non l’école inclusive elle-même et son idéal, mais la manière dont elle se fait réellement et non dans des circulaires hors- sol ».
Les professionnels du premier degré qui ont répondu à l’enquête demandent de repenser l’inclusion scolaire et de lui donner de vrais moyens. Ils plébiscitent « une tout autre politique d’allocation de moyens, de formation, d’aide humaine ». Et lorsqu’on les interroge sur les dispositifs qui peuvent fonctionner pour accompagner l’inclusion, « les répondants ont de la mémoire et savent pour beaucoup combien les suppressions de postes de la période Sarkozy – quand Blanquer était DGESCO – ont été l’occasion d’une suppression des moyens spécialisés, et en particulier des RASED. C’est un renforcement de ceux-ci qui est plébiscité. Le dispositif « plus de maîtres que de classes » qui avait été mis en place par le ministère Peillon et supprimé par le ministère Blanquer refait surface parmi les solutions proposées et vues comme efficaces ».
« Une bascule idéologique dangereuse est en cours et risque de remettre en cause la possibilité même de cet accueil » alertent les auteurs. Plus des 50% des répondants envisagent, en effet, le placement en établissements spécialisés des « élèves à problèmes ».
Quant à la lutte contre l’exclusion sociale et l’amélioration des pédagogies, elles sont passées aux oubliettes. Respectivement 13% et 5,1% des répondants les estiment prioritaires (contre 23,6 et 14,3% en 2016).
Une formation à revoir
68,5% des répondants s’estiment ne pas avoir été formés ou mal formés pour exercer leur métier. Ils demandent une « formation correspondant à de vrais besoins de terrain ». Parmi les besoins évoqués, ceux qui concernent les questions de prise en charge des élèves en difficulté et les questions de connaissances plus approfondies pour permettre l’inclusion de tous. « Les besoins de formation en la matière étaient déjà significatifs en 2011, et ils sont largement majoritaires aujourd’hui. Ce ne sont pas ces élèves qui posent un problème en tant que tel, mais les conditions de leur accueil, comme le manque criant de formation en la matière » précisent les auteurs. « Les injonctions au développement de l’école inclusive ne peuvent suffire à faire une politique publique : elles font aujourd’hui courir le risque d’une radicalisation de l’expression enseignante dont une frange ne parvient plus à exercer l’ordinaire de la classe face aux difficultés éprouvées. La formation doit être clairement mise au service d’une conception éducative large : si l’enseignant possède des compétences académiques qui sont indispensables, ses compétences éducatives et relationnelles doivent être travaillées et promues en formation. La formation au travail en équipe et à la création d’un climat scolaire favorable sont des nécessités pour tous les acteurs de l’école. Le sempiternel rappel à la restauration de l’autorité de l’école n’est pas une réponse à la réalité des difficultés éprouvées : elle est un moyen confortable de regarder ailleurs ».
Alors que depuis 2017, les ministres successifs intensifient les formations en lien avec les savoirs fondamentaux, les auteurs évoquent d’autres besoins. « La formation qui est appelée universellement « sur le terrain » n’est pas une formation didactique, n’est pas une formation qui n’écouterait que les résultats du Programme international pour le suivi des acquis (PISA) des élèves en renforçant la « lecture » ou les « mathématiques » : elle est formation à la gestion de crise, à l’analyse des pratiques, à l’écoute et à la connaissance des publics particuliers. Elle est cette formation honnie par les « anti-pédagogues », mais si nécessaire à la vie réelle des classes, des écoles, des enseignants et enseignantes et de leurs élèves. Ce n’est pas une formation de quelques heures dont il s’agit, mais une formation différente dans sa forme et ses contenus, globalement repensée, sans tenir compte des lobbies disciplinaires ».
« Aussi, quels que soient les autres problèmes évoqués dans ce rapport, et s’il n’y avait que deux recommandations à faire, nous dirions qu’une priorité absolue doit être mise sur l’école inclusive et par suite sur une réelle formation pédagogique des personnels » concluent Éric Debarbieux et Benjamin Moignard. « Si l’École fait la Cité, la Cité fait aussi l’École : quand prospèrent les discours de rejet, il est temps de ressaisir le sens profond de ce qui doit rassembler, et non pas séparer ». Une conclusion qui sonne comme une alerte.
Lilia Ben Hamouda