Voici deux réalisatrices québécoises et militantes féministes qui n’ont pas froid aux yeux. Titre provocateur, musique angoissante, images chocs…Avec « Je vous salue salope », Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist nous proposent un documentaire ‘coup de poing’ consacré à ‘la misogynie au temps du numérique’. Toutes deux autrices, formées au cinéma et aux arts, chercheuse universitaire (sur les discours antiféministes en ligne) pour la première, d’abord journaliste puis co-fondatrice de la maison de production La Ruelle, musicienne et réalisatrice de documentaires pour la seconde, elles partagent le même but : rendre perceptible sur grand écran l’impact de la cyberviolence dans la vie intime des femmes qui en sont les cibles. Fruit de cinq ans de recherches pointues, de témoignages et d’expertises, ce documentaire impressionnant nous plonge dans la vie quotidienne de quatre femmes victimes de cyberviolences extrêmes (au Québec, aux Etats-Unis, en France et en Italie) et du père d’une jeune fille qui s’est suicidée. Points communs de ces témoignages à la fois glaçants et combatifs : la violence et la haine des femmes dans le cyberharcèlement, l’abandon de leurs responsabilités de la part des pouvoirs publics, des forces de l’ordre, des géants du web et la volonté déterminée de la part des victimes de briser l’omerta, de prendre la parole. Pour se battre contre la ‘culture du viol’ déferlant sur les réseaux sociaux, réveiller les consciences et inventer de nouvelles lois à la mesure de ce fléau mortifère. Un documentaire salutaire.
D’un continent à l’autre, haine virtuelle, souffrances réelles
En Italie, Laura Boldrini, présidente de la Chambre des députés de 2013 à 2018, est la femme la plus cyber-harcelée de son pays : elle reçoit des milliers de menaces de viol et de mort, relayées parfois par les hommes politiques comme Matteo Salvini, chef de La Ligue du Nord. En France, Marion Séclin, comédienne et youtubeuse, met en ligne de nombreuses vidéos humoristiques et féministes. L’une d’elles dénonçant le harcèlement de rue partagée lui vaut plus de 40 000 insultes, menaces de mort et de viol. Un déchaînement destructeur.
Au Québec, Laurence Gratton, enseignante, est harcelée depuis 5 ans par un ancien collègue ; des messages de haine un temps attribués à tort à des étudiants de son programme universitaire. Des menaces incessantes allant jusqu’à la mise en ligne de photographies de la jeune femme sur des sites pornographiques du ‘dark web’ ; un harcèlement constant subi par 40 autres femmes ciblées par le même individu identifié mais non condamné par la justice.
Aux Etats-Unis, Kiah Morris a été élue en 2014, seule femme noire de la Chambre de l’Etat du Vermont, et ce, pendant 2 mandats, avant d’être obligée de démissionner en 2018. Après des mois de harcèlement en ligne orchestré par un groupe d’hommes d’extrême-droite. Après les messages de haine et de mort en ligne, les passages à l’acte se sont multipliés dans la vie réelle (croix gammées sculptées sur les arbres de son jardin, irruption dans sa maison, profération de menace de mort…), elle a dû quitter son poste et la région avec sa famille.
De la prise de parole libératrice au combat juridique, éducatif et politique
Nos deux documentaristes (et coscénaristes) engagées refusent l’enfermement des femmes dans le dolorisme et le fatalisme. Elles savent, d’expérience, que seules la prise de parole et la lutte, toujours recommencées, jalonnent l’histoire du féminisme et des droits conquis (et sans cesse menacés). A leurs yeux, le hashtag MeToo de l’automne 2017, déclencheur d’une vague de dénonciation des agressions sexuelles sans précédent dans le monde occidental, fait subir aujourd’hui aux femmes un contrecoup, tel le ressac d’une déferlante ; un déchaînement en ligne de la haine des femmes d’une grande virulence : dénigrement, lynchage, diffusion de photographies intimes, menaces de viol et de mort…
Comment sortir de l’angoisse, du désarroi voire de la dévalorisation de soi, dans un contexte de grande solitude la plupart du temps ? Plusieurs des victimes en conviennent, il faut du temps pour accéder à la parole, évoquer l’oppression vécue sous ses formes les plus ignobles et les plus dégradantes et les confidences auprès de proches ne suffisent pas.
Dans beaucoup de cas, les plaintes auprès des forces de l’ordre banalisent les ‘crimes’ en ligne et conseillent aux agressées de quitter le web, ce que fera pendant deux ans, la durée de sa reconstruction, Marion Séclin, par exemple.
Il est frappant de constater l’impunité dont bénéficient les agresseurs en ligne, dont certains (comme ceux de l’afro-américaine Kiah Morris) se réjouissent à visage découvert et crient sur les réseaux sociaux leur haine sexiste et raciste et leur satisfaction d’être arrivés à leur but (le déménagement de la représentante élue de l’Etat du Vermont).
Désinvolture des policiers-enquêteurs, absence ou faiblesse du système judiciaire dans ce domaine, absence de pénalisation des géants du web et grands bénéficiaires de ces déferlantes de cyberviolences aux formes virales.
Les témoins ici filmé (e) s dans la proximité avec leur intimité douloureuse, se battent, chacune à leur manière, pour faire bouger la domination machiste, hypertrophiée par les potentialités infinies d’internet.
L’enseignante québécoise Laurence Gratton se bat pour faire condamner son agresseur (dont les agissements touchent 40 autres femmes !). Kiah Morris continue à exiger la protection pour elle et pour sa famille d’un système judiciaire qui n’a pas pu (en dépit d’un procès) jusque là punir leurs agresseurs.
Laura Boldrini, elle aussi en tant que femme politique italienne, travaille sans relâche sur un projet de loi dans son pays impliquant des sanctions financières pour les médias sociaux laxistes envers les messages de haine ; elle déploie aussi beaucoup d’efforts pour que les lois européennes encadrent de façon conséquente les plateformes de médias sociaux.
La lutte exemplaire d’un père
En 2013 Glen Canning perd sa fille Rehtaeh, victime d’un harcèlement en ligne particulièrement barbare. Cette dernière se suicide après des mois de calvaire : la diffusion des images de son viol sur le web. Les agresseurs à ce jour restent impunis. La justice canadienne a failli et le père meurtri veut comprendre pourquoi.
Bien plus, à l’instar de la jeune professeure québécoise Laurence Gratton sensibilisant ses élèves aux effets néfastes de la cyberviolence, Glen Canning, en devenant conférencier dans les écoles secondaires, consacre désormais sa ‘vie à l’éducation des jeunes hommes, quant à la question du consentement’.
Vaste et instructif programme auquel « Je vous salue salope », documentaire qui frappe en plein cœur sans prendre de gants, apporte une contribution majeure, dans le cadre du combat juridique et politique à poursuivre pour délivrer les femmes de la misogynie en ligne.
Samra Bonvoisin
« Je vous salue salope », documentaire de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist-sortie le 4 octobre 2023