Mireille Brigaudiot, enseignante-chercheuse en sciences du langage et participante au groupe de rédaction du Programme 2014 pour le langage, revient sur le Plan maternelle qui entre en vigueur en cette rentrée. Pour la chercheuse de multiples erreurs, voire dangers, ponctuent ce dernier.
Nous sommes en janvier 2023, le Ministre de l’Éducation Nationale publie un Plan maternelle, avec des formations sur six ans pour tous les enseignants afin de renforcer les « fondamentaux ». Le langage est mentionné. Mais il devient le vocabulaire et la relation graphèmes-phonèmes.Dire qu’on travaille la relation graphèmes-phonèmes en maternelle revient à dire qu’on doit expliquer – montrer aux enfants que lorsqu’on voit la lettre A elle « fait » le son [a], que lorsqu’on voit la lettre B elle « fait » le son [bé], que lorsqu’on voit la lettre C elle « fait le son » [k], etc. avec les 26 lettres de l’alphabet.
Où est le danger à procéder de la sorte?
D’une part, cette relation terme à terme est profondément fausse. Quand on voit le prénom Antoine on ne commence pas par prononcer [a]. Quand on voit le prénom Brenda on ne commence pas par prononcer [bé], etc. Car on le sait, en français écrit, les graphèmes sont beaucoup plus nombreux que les phonèmes et un enseignement de « correspondances » est voué à la catastrophe. Si l’entrée de l’enseignement est ce qu’on VOIT, alors il est juste de dire que la lettre A en position initiale peut « faire » le son [a] dans « âne », peut « faire » le son [è] dans « aide », peut « faire » le son [î] dans « ainsi », peut ne « faire » aucun son dans « août », etc. On n’en sort pas et surtout, une telle liste n’est ni mémorisable (trop de cas de figure) ni utile (aucun lecteur ne va chercher dans une liste le cas de figure qu’il a devant lui). Avec la note de service du Ministre, le risque est devoir naître des entraînements de ce type en classe maternelle, travail relayé par les blogs des enseignants et les éditeurs scolaires. Par exemple dans la toute récente publication de Lettres et Cie chez Hatier, pur outil d’apprentissages des lettres de l’alphabet.
D’autre part, cette relation est une description (partielle et fausse) d’une caractéristique de notre langue écrite. Or la quasi-totalité des recherches portant sur la conscience des phénomènes linguistiques chez l’enfant établit que c’est justement l’utilisation de l’écrit par l’enfant (lecture-écriture) qui le conduit à cette conscience. C’est donc mettre les choses à l’envers que de commencer par une caractéristique de la langue écrite. Et là, on va toujours évoquer l’enfant que ça a aidé, celui qui lit depuis le début de la GS, celui que j’appelle « la-fille-de-la-maîtresse » parce qu’il baigne dans des emplois réguliers et divers de l’écrit depuis qu’il est né. Commencer par un travail sur la langue en maternelle c’est aggraver l’iniquité de l’école qui ne s’adresse plus qu’aux milieux favorisés.
Le bricolage
Travailler pour tous les enfants est une autre question. C’est partir de ce qu’ils vont transformer de leurs productions verbale pour en faire des traces écrites. Ici, je maintiens que c’est le bruitage qui est la seule manière d’éclairer les enfants. On appelle découverte du principe alphabétique ce « euréka j’ai compris » que font les enfants devant ces démonstrations d’adulte. Et on voit que comme c’est du VRAI langage, l’adulte passe en même temps par la complexité des relations phonèmes-graphèmes (et pas 1 graphème -1 phonème): « je vais écrire à la maman d’Antoine pour lui dire que… Je commence. Dans son prénom, j’entends d’abord [â] et ça s’écrit A et N dans son prénom, voilà j’ai écrit « an« … Les enfants ne retiennent pas que la lettre A peut « faire » [â], ils retiennent que la maîtresse écoute les bruits du prénom puis choisit les lettres qu’il faut. C’est la relation son –> lettre(s) qui est un PRINCIPE.
Moralité: dans l’expression « découverte du principe alphabétique », les adultes – y compris ceux du Ministère – ne retiennent que le mot « alphabétique » alors que c’est le « principe » qui compte.
Par ailleurs, ces mêmes adultes ressentent une légitimité à leurs propositions et actions parce qu’ils pensent donner de l’avance aux enfants de maternelle (ce qu’ils vont utiliser plus tard) et qu’ainsi on est dans une « vraie » école (surtout maintenant que la maternelle est obligatoire).
Tout ceci est en contradiction avec ce que font en vrai les enfants à partir de leur découverte du principe alphabétique. En vrai, ils vont BRICOLER. Grâce à leur découverte de ce principe ET grâce à toutes leurs expériences de l’écrit dans la classe.
Par exemple, un enfant veut écrire qu’il a « une dent qui bouge », il va écrire « dent » en traçant DN (interprétation: il se souvient qu’il y avait un N quand la maîtresse a écrit ANtoine), ou bien il va tracer DAI (interprétation: il se souvient que la maîtresse avait écrit aux parents « venez nous Aider » et qu’il y avait 2 lettres avec un A), etc. C’est ça le bricolage.
L’écriture normée, proposée systématiquement par l’enseignante après les essais des enfants, va leur permettre de réduire peu à peu les écarts. Il faut du temps. Il en faut tellement que la logique serait que les CP prennent la suite en démarrant en septembre par des essais d’écriture. Là aussi, on en est loin. Pourtant le bricolage en question est la trace de deux choses : d’une part, des activités cognitives intenses et variées, d’autre part une envie d’écrire tout seuls dont ils ne démordent pas. Et c’est le plus important.
Pour finir, une dernière remarque: le bricolage des enfants ne peut en aucun cas être évalué à l’aune orthographique que nous possédons, nous adultes. Sa seule évaluation est l’interprétation que fait l’enseignant des activités d’essais hautement intellectuelles (=intelligentes). Mais quand voudra-t-on considérer les enfants, même jeunes, comme des êtres intelligents?…
Mireille Brigaudiot