Pour Bruno Devauchelle, le numérique est venu exacerbé les inégalités. « Les adultes ont renforcé l’opposition entre les milieux, sociaux, culturels et économiques, avec le développement des moyens numériques. Ces oppositions maintiennent ceux qui sont le plus en difficulté à l’écart des compétences culturelles nécessaires pour évoluer dans ce monde numérisé et donc d’en tirer, eux aussi les fruits » écrit-il. Et selon le chercheur, l’École et le monde scolaire y ont une part de responsabilité en ne se transformant pas « pour permettre le changement de représentations sociales communes ».
Opposer travail et loisir. Un marronnier oui, mais avec des nuances. Comme le président de la République semble relancer le débat et que d’autres personnages politiques relancent l’idée d’une scolarisation à deux ans, on comprend qu’il y a autour du temps d’école (et de la forme scolaire en général) un débat qui revient périodiquement. On peut s’interroger sur ces points de vue en particulier sur le lien entre vie familiale et temps scolaire. Comme si l’un était responsable des échecs de l’autre et comme si imposer l’école aux familles était un bon moyen de réduire les inégalités que le système scolaire ne sait comment résoudre. Mais voilà que le numérique (l’informatique connectée en particulier), les périodes de crise aigües (confinements, guerres etc.) et les modes de socialisation sont en train de transformer les manières « d’être au monde » de chacun de nous, humains. Suffit-il de plus d’école ? Faut-il prolonger l’école en ligne ? Faut-il faire des « camps d’été numériques » (comme jadis Monsieur Trigano le proposait pour l’informatique) ou encore faire des « vacances apprenantes hybrides » ?
Opposer vacances et travail ?
Les vacances d’été commencent dans quelques jours. Est-ce que les moyens numériques vont être remisés au placard, ou, au contraire, vont-ils être mis à contribution ? Si l’on connaît bien les usages récréatifs de ces moyens surtout en période de vacances (en particulier pour ceux qui n’ont que trop peu de moyens de sortir de leur cadre de vie ordinaire), on oublie de parler des usages scolaires ou cognitifs qui peuvent survenir dans cette période de l’année. Vacances au pluriel remplace « vacance » au singulier. Ce dernier terme, symbole d’absence, de vide, est pourtant le porteur de cette opposition plus globale entre travail et non travail (loisirs, repos, retraite…). Depuis 1936, l’imaginaire de nos sociétés a mis « les vacances » au centre de la vie de chacun de nous, l’opposant au « travail » : deux temps de vie qui ont pris de plus en plus d’importance. Le passage au pluriel de ce mot est le signe de son institutionnalisation progressive. Comme si l’école était mise « à distance ».
Rappelons toutefois le lien qui doit être fait entre le temps de vacance d’été et le travail des champs et en particulier des moissons. Le besoin en bras, d’enfants et d’adultes a nécessité l’arrêt d’autres activités comme l’école. Les « grandes vacances » étaient encore dans les années 1960 rythmées sur les dates des travaux agricoles pour s’en éloigner progressivement. C’est Joffre Dumazedier qui dans son ouvrage « Vers une civilisation des loisirs » (Seuil 1962) ouvre le débat et signale cette transformation culturelle aussi bien à propos du temps professionnel que du temps personnel.
Numérique, outil de continuité ?
Si dans le monde du travail les moyens numériques ont ouvert des brèches dans l’opposition travail/vacances, dans le monde scolaire il n’en a pas été toujours de même, avant même l’ère numérique. Outre les devoirs et leçons à la maison tout au long de l’année, certains d’entre nous ont connu ces fameux « devoirs de vacances » imposés par l’école elle-même pour parfois aussi garantir un passage en classe supérieure. Les devoirs de vacances sont les ancêtres de la « continuité éducative » redécouverte à l’occasion de la crise sanitaire et soumise aux moyens numériques. On imagine aisément quelque Edtech audacieuse (et c’est déjà le cas) qui, comme les éditeurs de manuels scolaires, se lancerait sur ce marché des devoirs numériques de vacances. Répondant ainsi à la fameuse angoisse de la concurrence scolaire, on offrirait de nouveaux services (payant bien sûr) qui profiteraient probablement aussi aux plus favorisés et aux plus « angoissés ».
Lors d’une récente conférence de presse du porte-parole du gouvernement, une jeune stagiaire scolaire dans un organe de presse a demandé si l’on envisageait des modifications de l’agenda des vacances scolaires, elle-même déclarait qu’elle ne souhaitait pas qu’on en change et surtout qu’on en raccourcisse la durée (même si ce grignotage du temps est depuis de nombreuses années dans la tête de certains). Car les vacances sont devenues sacrées et les devoirs de vacances ont été remplacés par les stages de réussite dans le cadre du dispositif « vacances apprenantes »… On trouve aussi sur le web de multiples propositions de « stages en ligne » pour les élèves (pourtant redevenus enfants ou jeunes à cette période). Si l’on analyse au regard du prisme de la « continuité pédagogique », on peut imaginer la volonté de certains ne pas laisser le terrain libre à l’oisiveté, le loisir, le jeu et autres activités numériques. Mais quid de la lutte réelle contre les inégalités ?
Parentalité, numérique et apprenance.
Les deux convictions à approfondir, « les parents sont la cause des inégalités et seule la scolarisation peut résoudre les inégalités« , semblent trouver leur origine dans Condorcet et ses écrits de 1791. Ces deux idées sont manifestement ancrées dans les représentations sociales. La démocratisation des moyens numériques et en particulier de l’usage des smartphones et de la popularité des réseaux sociaux numériques (RSN), semblent n’avoir eu aucun effet sur les inégalités face à « l’apprenance ». Être capable d’apprendre par soi-même semble rester indépendant des moyens techniques disponibles. Alors que la première source d’informations de la jeunesse semble être les RSN, cela ne se traduit pas par des attitudes apprenantes conformes aux exigences scolaires. Il semble que ce soit, entre autres, de ce côté qu’il faille rechercher des pistes d’évolution. Comment transformer les représentations sociales de l’école et de la société, pour qu’il y ait une prise en main par tous de ces moyens étonnamment puissants en vue de rompre une grande partie des inégalités ? L’utopie fondatrice d’Internet (cf. Fred Turner C&F Editions) n’a pas donné naissance à cette société de l’apprenance (cf. Philippe Carré). Car les adultes ont renforcé l’opposition entre les milieux, sociaux, culturels et économiques, avec le développement des moyens numériques. Ces oppositions maintiennent ceux qui sont le plus en difficulté à l’écart des compétences culturelles nécessaires pour évoluer dans ce monde numérisé et donc d’en tirer, eux aussi les fruits. L’école, dans sa valse-hésitation face aux usages du numérique, conforterait ces oppositions et ces inégalités.
La nécessité de réinventer l’école
Les parents seraient les premiers coupables de ne pas permettre aux enfants de tirer profit de cet environnement riche et varié. Enfants, avant l’informatique, c’étaient les livres et les écrits qui étaient discriminants dans les sphères familiales, permettant le renforcement des inégalités. Il semble que les moyens numériques, pourtant beaucoup plus accessibles à toutes et tous, ne soient pas porteurs de ce développement pour toutes et tous. Car les familles vivant dans la précarité tentent de « survivre », de constituer une sorte de « confort de la précarité » qui leur permette d’exister en se conformant aux places qui leur sont attribuées, tout en accédant à ces moyens potentiellement porteurs d’émancipation sociale et culturelle. Renonçant ainsi au formidable potentiel permis par les moyens numériques. Le monde scolaire en est complice qui ne se transforme pas pour permettre le changement de représentations sociales communes. Et ce ne sont pas les quelques exceptions (j’étais pauvre et sans emploi, mes enfants et moi-même sommes devenus « importants » dans la société) qui parviennent à cacher la vérité de cette large frange de la population (entre 12% et 28% – Insee et même chez les jeunes) qui est en difficulté face au numérique. Les fameux youtubeurs et autres « influenceurs » devenus riches sont des produits de cette société de l’inégalité, prompt à mettre en avant de rares enrichissements (pas forcément réussites) pour mieux cacher la réalité majoritaire, celle de cette population qui, se sentant délaissée et impuissante, peut se sentir légitime à aller vers une forme de « vengeance sociale ». L’école à surement atteint ses limites à la fin du XXe siècle, il est temps qu’elle se réinvente…
Bruno Devauchelle
Voir mon blog : « Je veux pas faire de devoirs de vacances, pas de vacances apprenantes