L’Inspection Générale vient de publier un rapport sur l’enseignement des sciences qui pointe le manque d’activités expérimentales à l’école primaire. Pourtant dès 1923, les Instructions Officielles rappelaient la nécessité de l’expérimentation dans les apprentissages des élèves rappelle Claude Lelièvre, historien.
Il y a tout juste un siècle, le 20 juin 1923 paraissaient des Instructions officielles qui ont eu une importance historique. Dans le domaine de l’enseignement des sciences elles sont particulièrement intéressantes à revisiter, alors même qu’un récent rapport de l’inspection générale rappelle qu’à l’école primaire « deux heures hebdomadaires sont réglementairement réservées à l’enseignement des sciences » et signale que « l’horaire officiel n’est atteint que dans 20 % des emplois du temps des classes » et que « les activités expérimentales sont rarement mises en place ». Le manque de matériel, l’organisation spatiale de la classe et la difficulté de la mise en œuvre de la démarche d’investigation sont pointés dans le rapport.
Pourtant, la bonne connaissance de la démarche expérimentale et de ses vertus est un vecteur de premier plan pour que les jeunes puissent distinguer le fondement de la valeur des connaissances scientifiques de celle des pures croyances ou opinions. Sans quoi le jeune n’est de fait confronté qu’aux dires de différentes « autorités » (parfois contradictoires) : parents, religieux ou « maîtres d’école ». Et à qui et au nom de quoi se fier ? Il convient donc que les jeunes puissent faire l’expérience effective de la valeur de la démarche scientifique, expérimentale ; et qu’ils ne soient pas confrontés qu’aux dires des uns et des autres.
Que disent notamment les Instructions officielles du 20 juin 1923 ? « Dans toutes les écoles, à tous les cours, la méthode employée doit être une méthode fondée sur l’observation et l’expérience. C’est à dessein qu’on a effacé du programme le titre : « Sciences physiques et naturelles », pour le remplacer par cette expression « Leçons de choses, en classe et en promenade ». Elle signifie que le livre ne doit jouer, dans cet enseignement, qu’un rôle secondaire. Elle signifie que le maître n’a pas à faire de cours : il doit, en classe et en promenade, faire observer et faire expérimenter […]
Les élèves prendront part, autant que possible, aux expériences en physique et en chimie, aux manipulations et aux dissections en histoire naturelle. Il ne sera pas toujours possible (pour diverses raisons) de leur laisser le rôle principal, mais, au moins, on devra éviter de leur parler de choses inconnues. Ils auront devant les yeux les objets ou les phénomènes à étudier. Ainsi, ils prendront l’habitude de voir, de fixer et de diriger leur attention, d’observer avec méthode, de préciser leurs constatations, d’imaginer parfois des expériences de contrôle […]
C’est sur le même terrain que l’on doit se tenir lorsqu’on aborde l’étude des êtres vivants. Les enfants apporteront en classe ou recueilleront en promenade les plantes et les animaux qui feront l’objet des démonstrations et des leçons. […] Est-il nécessaire d’insister ? Lors des conférences pédagogiques de ces dernières années, les maîtres de nos écoles n’ont-ils pas compris ou démontré eux-mêmes l’importance de la méthode expérimentale ? À l’heure actuelle, nombreuses sont les écoles où les exercices d’observation sont en honneur et où les enfants s’y livrent même en dehors des heures de classe. En dépit des préjugés, la classe-promenade tend à devenir une institution régulière. Très rares sont les écoles qui ne possèdent pas leur musée scolaire. Et, de plus en plus, on comprend que ce musée n’est pas une salle où l’on expose aux yeux des enfants, en les priant de n’y pas toucher, des objets plus ou moins extraordinaires. Un musée scolaire, c’est un petit laboratoire, c’est l’endroit où l’on range après la classe, les matériaux que les enfants ont manipulés, les appareils qu’ils ont fait fonctionner. On comprend aussi qu’un tel musée doit être bien pourvu et qu’il doit renouveler fréquemment ses collections ».
La démarche scientifique aussi importante que l’apprentissage de l’orthographe
Le cri d’alarme que vient de lancer l’inspection générale sera-t-il entendu ? Est-ce grave ? S’il s’agissait de l’orthographe ou de certains domaines sensibles de l’enseignement de l’histoire, cela attirerait immédiatement l’attention et ce serait à la une des médias. Mais cela ne va pas de soi malheureusement en l’occurrence. Pourtant l’évaluation des performances des jeunes Français en la matière fait partie des comparaisons internationales, notamment de PISA, contrairement à l’orthographe ou à l’histoire qui semblent moins intéresser la plupart des pays. Et les résultats des jeunes Français ne sont pas bons pour ce qui concerne l’éducation à la démarche scientifique, tant s’en faut…
Selon l’Inspection générale, l’enjeu est important car la formation à la démarche scientifique « conditionne la compréhensions par tous les citoyens des réponses que la science est en capacité d’apporter, ou non, aux multiples défis, sanitaires, climatiques, énergétiques ». On voit ici poindre les appréhensions qui sont tout particulièrement apparues ces derniers temps en raison notamment de la pandémie du Covid et des horizons problématiques dans les domaines climatiques et énergétiques.
Il est bon effectivement d’en prendre conscience et d’en mesurer l’importance si on veut prendre au sérieux le défi de la « transition écologique » et la mener le plus rationnellement possible. La question de nos ‘’impasses’’ sur la question de l’éducation à la démarche scientifique n’est donc pas limitée à une question technique dans le domaine strictement cognitif, tant s’en faut. Et cela devrait nous émouvoir et nous mobiliser au moins autant sinon davantage que certaines insuffisances dans les domaines orthographiques ou historiques…
Et cela d’autant plus que le problème a déjà été posé de longue date, dès l’institution de l’École républicaine et laïque, dès le début des années 1880. Et ce n’est pas un détail ni une inadvertance. On peut rappeler, par exemple, ce que disait alors Paul Bert, ministre de l’Instruction publique entre les deux périodes où Jules Ferry a occupé ce poste avancé du nouveau gouvernement républicain. « Ce n’est pas par enthousiasme professionnel que j’attribue aux sciences physiques et naturelles un rôle prépondérant dans l’enseignement et surtout dans l’enseignement primaire. Sans doute , il est indispensable de connaître les règles de la grammaire et les faits principaux de l’histoire, mais les raisons des règles de la grammaire sont trop abstraites pour pénétrer dans l’esprit des enfants ; quant à l’histoire, qui osera dire que l’élève des écoles primaires y peut saisir le philosophique enchaînement des faits ? Il en est tout autrement pour les sciences naturelles, qui ouvrent les sens, en donnant une habitude de voir juste et de tout voir […] ; et, pour les sciences physiques, qui, en outre de l’observation, appellent à leur aide l’expérimentation, et habituent à ne rien croire sans que la preuve suive immédiatement l’affirmation […] Les sciences peuvent seules enseigner la non-crédulité sans enseigner le scepticisme, ce suicide de la raison ».
Claude Lelièvre