Comment vit-on les dernières semaines d’une année d’enseignement ? En particulier quand celle-ci est « la der des der » ? Depuis 4 décennies, Claire Berest est professeure de lettres dans un lycée de l’académie de Rennes. Voici le journal hebdomadaire de ses dernières semaines avant la retraite, « au bout d’un yoyo émotionnel épuisant, et pourtant nécessaire, fait de doutes et remises en question permanentes ». « Ecrire la vie » enseignante : un défi, personnel et collectif, sans cesse à relever ? De J-20 à J-15, l’émouvant compte à rebours est désormais lancé : « Plus que trois semaines. Comment se convaincre qu’on peut partir un jour sans retour ?… »
Antépénultième semaine
J-20 : DIMANCHE
Mettre enfin un terme au sentiment d’insécurité qui étreint et empêche le sommeil chaque veille de rentrée – et, avouons-le, chaque dimanche soir – et qui ne s’est pas effacé en plus de 40 ans. Angoisse irrationnelle, usante, infantilisante, honteuse … D’ailleurs personne n’en parle … Je ne suis quand même pas la seule ?
Ne plus avoir un réveil dans la tête, ne plus être à 5 minutes près, ne plus être programmée pour prendre le café à l’heure de la récréation, même le dimanche matin… Ne plus se demander : ça va bientôt sonner ? ça n’a pas encore sonné ? elle marche plus la sonnerie ?
J- 19 : LUNDI
Avoir ce matin clairement vraiment abordé la question du consentement dans L’Assommoir pour la 1ère fois, faute d’en avoir perçu plus tôt l’importance. Comprendre une fois encore que « le sens des livres est devant eux et non derrière » et qu’une œuvre « c’est une réserve de formes qui attendent leur sens. ». Réminiscence de la 1ère dissertation de classe prépa. La boucle est bouclée. Merci Gérard Genette. Merci surtout aux générations d’élèves qui ont transformé mon regard sur Agnès, Emma, Gervaise, Henriette, Cécile, Anne, Jeanne… depuis des années, et dont j’avais encore tant à apprendre.
« Madame, il aurait aussi pu prendre comme titre La Banban, parce tout est bancal dans le roman, et tout boite dans la vie de Gervaise ». Applaudir et m’émerveiller.
J- 18 : MARDI
Dernier paquet de copies sur le bureau : combien de kilos, de quintaux, de tonnes corrigées en 40 ans ? Les copies, c’est un continuum sans fin, quand on croit que c’est fini, ça recommence ; ça rend fou et ça rend presbyte, ou myope, ou les deux. Les enfants d’enseignant.es le savent mieux que quiconque : « Elle fait quoi comme métier ta maman ? Elle corrige des copies. ».
Mais subitement, grosse angoisse : à la manière d’un roi sans divertissement, une prof sans copies est-elle une prof pleine de misères ? Alimentée depuis 40 ans par cet étrange charbon qui bouffe aussi toute mon énergie, vais-je être en manque d’annotations, de stylos rouges, de grilles d’évaluation ? Je me demande si je ne ressemble pas au Voreux…
J-17 : MERCREDI
8h : Cours raté, pourri, je suis nulle. Grand temps que j’arrête !
11h : Je vais mieux, iels vont mieux, c’était mieux. Grand temps que j’arrête ?
Etre enseignant.e, c’est se tenir au bout d’un yoyo émotionnel épuisant, et pourtant nécessaire, fait de doutes et remises en question permanentes. Barrer, biffer, déchirer, détruire, reconstruire et à nouveau barrer, biffer, déchirer … Ca monte, ça descend. Sisyphe …
J-16 : JEUDI
Bonheur du matin : Lire dans une copie que Lantier a entraîné Gervaise dans un cyber café, et dans une autre à un karaoké… Les anachronismes des élèves sont souvent objets de moquerie, pourtant ils participent à leur façon d’une tentative d’appropriation des textes dont on devrait s’emparer. Elles me manqueront ces « perles », car on peut aussi, parfois, s’en orner, dirait Ponge. D’ailleurs, regret du jour : je n’étudierai plus jamais « L’Huitre »…
Epuisement du midi : Se rappeler cette grande fatigue qui suit une seule demi-journée de cours et qui parfois fait peur. Comment penser que le travail d’un.e enseignant.e n’est pas physique ? Courir d’un rang à l’autre, répondre aux sollicitations qui fusent, formuler, reformuler, construire, déconstruire, se pâmer devant un diaporama, s’agiter dans tous les sens pour partager son enthousiasme, jouer, surjouer, s’envoler, et surtout donner du sens à tout cela, en se demandant parfois si on y croit vraiment …
Promesse du soir : Continuer d’être émue que des élèves travaillent quand on leur dit de travailler. Parce que finalement, est-ce que cela va tellement de soi ?
J- 15 : VENDREDI
Mail ensoleillant sur la boite professionnelle : reçu remboursement de frais de déplacement pour mission. Mission ? Quelle mission ? Quel déplacement ? Pas de souvenir… Clairement ma mémoire est défaillante et cela me joue de plus en plus de tours : encore oublié une pochette de cours sur mon bureau hier, redonné une définition déjà notée dans le répertoire avant-hier, mélangé les prénoms d’élèves avant-avant-hier, eu un doute sur l’année scolaire en cours à la rentrée prochaine avant-avant-avant-hier … avant de ne plus savoir ce que j’enseigne, il va falloir faire preuve d’astuce et donner le change !
Quelle est donc cette mission oubliée pour laquelle me voilà enrichie de 55 € et 7 centimes ? … J’ouvre la pièce jointe dans un suspense à la cymbale hitchcockienne … Mission du 31 mars ??? Mais « on (m’a) sûrement calomnié(e) », je n’ai rien fait en mars, je n’ai pas bougé. Je le jure, le 31, je m’en souviens, je corrigeais des copies, ou je venais d’en corriger, ou j’allais en corriger.
Relecture attentive (toujours lire attentivement, et jusqu’au bout, les consignes, gimmick de prof qui ne se l’applique que rarement à elle-même) : mission du 31 mars 2022.
Il y a plus d’un an ! Je respire ! C’est normal d’avoir oublié ! Ouf je n’ai pas encore trop perdu mes repères temporels …
Versant moins positif : j’avais quand même oublié n’avoir jamais été remboursée…
En tout cas les services administratifs, eux, ont de la mémoire, et ça c’est rassurant.
Je peux partir en week-end apaisée.
Claire Berest
A suivre …
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