Alors que le numérique marque de son sceau la société et que le ministère dévoile sa stratégie en la matière, plusieurs voix s’élèvent pour appeler à la déconnexion. Bruno Devauchelle revient sur les usages numériques à l’école et de l’école.
Alors que la stratégie du ministère présentée en janvier tente de prendre corps et que la doctrine associée, visant à structurer et « normaliser » l’environnement numérique des établissements scolaires, vient d’être rendue publique. Alors que l’opération Territoires Numériques Éducatifs continue son déploiement, un vent souffle dans un sens opposé à celui proposé par le ministère. Un article publié récemment sur le site de la revue Télérama questionne l’école à propos de la déconnexion. Cet article à l’instar de nombre d’autres écrits et émissions de toutes natures met en question l’idée d’une école numérisée comme l’annonce par la Suède d’un coup d’arrêt aux usages des « écrans » à l’école. Ainsi, on peut penser qu’il y a deux visions qui s’opposent, au moins en partie, sur la place à donner aux pratiques numériques dans l’espace scolaire et autour, en famille et dans la société en général.
Comportements d’adultes, images d’une société
Un récent déplacement dans des transports en commun nous a permis d’observer l’ensemble des comportements des passagers vis-à-vis de leurs objets numériques (smartphone et tablettes ou même ordinateurs portables). Tout comme dans le monde du travail dans les années 1980, l’envahissement des moyens numériques a désormais atteint l’ensemble de la population. Les usages se sont multipliés pour toutes et tous. Il y a plusieurs années déjà qu’on a déploré l’attitude des jeunes (de différents âges) vis-à-vis de ces moyens. On en a d’ailleurs souvent négligé celle des adultes dans ce même domaine. Il suffit de compter le nombre de passagers d’un bus ou d’un tramway consultant leur écran de smartphone pour le comprendre. Une autre observation récente a montré un enfant de deux mois assis sur les genoux de sa mère qui consultait son smartphone. L’enfant fixait longuement son regard en direction de l’écran, comme capté par l’éclairage et les animations s’affichent dessus. Ces comportements donc chacun de nous est le témoin dès lors que nous nous trouvons dans un espace public partagé, avec ou sans évènement associé, témoignent d’une évolution importante du monde adulte. Alors que les « cabinets-conseils » regorgent de préconisation sur la déconnexion et la limitation des alertes et autres notifications, la réalité humaine semble aller dans le sens inverse, tant cela est devenu ordinaire. Lorsqu’il y a plusieurs années, nous évoquions l’idée du mécanisme d’un « perturbateur endocrinien« , la réalité d’aujourd’hui semble nous donner raison. Et cela dans une sorte d’unanimité qui devrait interroger tout éducateur.
Le monde enseignant paradoxal ?
Le monde enseignant est à ce sujet souvent paradoxal : s’il se déclare distant et raisonnable la plupart du temps, une observation plus proche montre que ce monde est proche, semblable de toute la société. Même si les limites des murs de l’établissement et de l’activité d’enseignement en face à face, restreignent les usages (tout comme un salarié concentré sur ses tâches), il n’en demeure pas moins que les pratiques personnelles sont, dans ce milieu aussi, très fréquentes. C’est pourquoi se pose la question des ENT et autres logiciels de vie scolaire (cf. l’expérimentation du département de la Vienne avec la société Docaposte). Cela pose, en conséquence, la question de la « bonne distance » que l’école se doit d’entretenir avec la société. Cette question a toujours fait débat, surtout lorsque dans cette même société d’autres portes d’accès à l’information et à la communication se sont développées comme la télévision des années 1980. L’espace scolaire serait-il un espace hors du temps, hors du monde tel qu’il est et auquel il a vocation à préparer.
C’est le paradoxe du pilotage politique de tenter de faire le partage entre, d’un côté, le développement des moyens numériques pour l’économie et, d’autre part, la protection des personnes et en particulier de la jeunesse, des enfants. Citons pour cela trois passages de propos officiels : Le discours du ministre de l’Éducation en janvier 2023 dans lequel il développe un argumentaire pour le numérique : « Ensuite, notre impératif est d’adapter nos enseignements pour mieux préparer à la vie professionnelle. Le numérique transforme la plupart des métiers et tous les secteurs de l’économie. Les compétences numériques de nos élèves seront déterminantes pour le dynamisme économique, la capacité d’innovation et, s’agissant d’un domaine hautement stratégique, la souveraineté de notre pays. ». A cet argumentaire s’ajoute donc l’argumentaire pour le développement du numérique scolaire : « L’objectif est de permettre à tous les élèves de comprendre le fonctionnement des outils et dispositifs numériques (algorithmes, intelligence artificielle, etc.), de savoir les utiliser de manière responsable et de disposer de premières compétences en codage. […] Mon objectif est enfin de tirer le meilleur parti de la transformation numérique au service de l’École, pour la réussite de tous les élèves. ». A l’instar de nombre de propos tenus aussi à l’international, les pouvoirs politiques ont fait de l’informatique et des moyens numériques des armes de la concurrence mondiale d’aujourd’hui et de demain. La population dans son ensemble donne son accord à ces propos dans ses actes quotidiens.
Être connecté, rester en lien
Force est de reconnaître le pouvoir attractif (à défaut d’addictif) des moyens numériques et en particulier des écrans qui en sont la principale interface. Entre les deux univers, l’école et l’extérieur de l’école, se pose la question de la connexion et de ses conséquences. Au-delà des fonctionnalités spécifiques des logiciels et appareils, il y a la « connexion permanente » qui est entrée dans les moeurs, dans la culture et désormais dans le fonctionnement psychique de chacun de nous. Alors que certains réclament la déconnexion à l’école, sont-ils prêts à l’assumer en dehors, dans leur vie privée ou professionnelle. La difficulté à laquelle le monde éducatif est confronté, c’est justement ce besoin d’être « relié » aux autres, au « monde » (?). Dès le plus jeune âge, l’enfant baigné dans des interactions de toutes formes est donc confronté à cette question du lien qu’il va petit à petit apprendre à maîtriser, en présence, en absence et désormais à distance. C’est donc l’affrontement des distances qui semble être un des éléments-clés, car distance ne signifie plus absence « quasi totale« . À l’ancienne correspondance papier s’est substitué l’instantanéité des relations humaines médiatisées. Le temps vécu dans le monde scolaire est-il menacé ?
Éduquer, instruire, contrôler ?
Comment éduquer dans un milieu contrôlé comme peut l’être l’école alors que l’évolution globale se situe à l’extérieur de celle-ci ? L’idée qui prévaut historiquement à la mise en place de l’école (Condorcet 1791, Guizot 1833) est de séparer d’une part l’accès au savoir et d’autre part la vie en société, s’ajoutant à la difficulté des parents face à l’instruction. A cela, il faut ajouter l’intention qui apparaît au XIXè siècle (Ferry 1881) et toujours présente aujourd’hui que, si l’école peut libérer, elle est aussi un levier pour « imposer » ou « faire passer » les valeurs de la Nation. L’idée sous-jacente est d’éviter la soumission par ceux accèdent au savoir et le comprennent d’une population illettrée, sans pour autant en perdre la maîtrise politique (instruire mais pas trop). Peut-on penser qu’il en est de même aujourd’hui avec l’omniprésence numérique ? Mais l’école de l’écrit peut-elle être la même que l’école des écrans ? Nous sortons d’une histoire de plusieurs siècles pour prendre en compte le livre et l’écrit, nous entrons dans une histoire depuis une vingtaine d’années qui tente de prendre en compte le fait numérique et ses conséquences multiples sur les humains et plus généralement sur la planète. Cette distance accumulée au cours des deux derniers siècles n’est plus la bonne. Il est temps de la reconsidérer en regard d’une part du débat général et, d’autre part, des intentions politiques et économiques que nous choisissons…
Bruno Devauchelle