Choukri Ben Ayed, chercheur spécialiste des questions de mixité scolaire, réagit à l’abandon du plan mixité par le ministre de l’Éducation nationale. Un abandon d’autant moins compréhensible selon le chercheur qu’il est le fait d’un ministre pas comme les autres. D’un ministre issu lui aussi du milieu scientifique, un ministre qui sait l’importance de la mixité dans la lutte contre les déterminismes.
Finalement, aucune annonce pour le grand Plan mixité. Qu’est-ce que cela signifie selon vous?
C’est bien évidemment la stupéfaction ! On peut prendre le choses de deux manières. Soit que concerter localement c’est bien et imposer d’en haut c’est contreproductif. Soit considérer que cette vision par le bas est hyper documentée depuis 2015 et qu’il n’est pas nécessaire de tout recommencer au vu des connaissances produites. On pourrait penser que pour un ministre lambda ce n’est pas facile à saisir mais là nous avions un collègue, venant de la communauté scientifique, travaillant sur la discrimination et la cause noire en France. Comment aurions pu nous imaginer son indifférence à la mixité sociale ? Qu’il ne discute avec aucun collègue, avec aucune organisation collégiale. Nous lui avons fourni des actes, des préconisations. Aucun retour. Depuis 2015, nous travaillons sur les territoires, nous échauffons une politique nationale de mixité sociale livrée presque clés en mains au Ministre. Depuis quoi ? Le silence. La fermeture du ministère sur lui-même. Cela prouve au moins une chose, faire défendre les intérêts des dites « minorités » par l’un de ses membres n’a aucune plus-value voire peut-être pire. Finalement, il y a bien un changement de style mais nous avons un scénario à la Jean Michel Blanquer : pas de sujet, fichez le camp, y’a rien à voir. Est-ce digne du parcours de ce prestigieux collègue ? J’en doute. La politique décidément broie les personnes. Les ordres venus d’en haut étaient plus forts que les alertes venues d’en bas. Chacun sa conscience…
Quelles sont les mesures qu’auraient pu prendre le Ministre pour un Plan mixité ambitieux ?
Il y a une certaine lassitude à répondre à cette question. Tout est documenté y compris dans l’historique des pages du café et notamment dans les actes des rencontres nationales de Toulouse. Chercheurs, acteurs de terrains, élus nous avons fait beaucoup de choses depuis 2015, depuis l’impulsion voulue par Najat Vallaud Belkacem. Nous sommes las de toujours tout répéter, face à un ministre qui feint de reconnaitre jusqu’à notre existence. Les lecteurs du café pédagogique semblent plus documentés que le Ministre, inutile de lui faire des rappels, il n’a qu’à jeter un œil aux archives du café pédagogique.
Le protocole avec l’enseignement privé devrait être annoncé la semaine prochaine. Le secrétaire général de l’enseignement catholique annonce dès à présent qu’il n’y aura ni quotas ni sectorisation. Est-ce acceptable ?
Là encore, je me suis déjà exprimé longuement dans le café pédagogique sur l’enseignement privé, je ne vais pas reprendre tous mes arguments. Ce n’est pas d’un protocole dont nous avons besoin mais d’une politique publique. Un protocole imposé par l’enseignement privé c’est tout simplement contraire aux valeurs de la république. Une mixité sociale sous conditions strictes de l’enseignement privé : qui peut y croire ?
Plus globalement en matière de mixité sociale avec la nomination de ce ministre atypique et méritant à bien des égards, nous pensions avoir un bon allié pour construire des politiques publiques dans l’intérêt supérieur de la République. Il se révèle qu’il devient un obstacle. Pas de sa propre personne, mais du contexte politique dans lequel il évolue plus généralement et qu’il a finalement fini par épouser.
Aujourd’hui, la communauté éducative doit être bien triste car depuis 2014 nous avions fini par convaincre que l’école doit mettre au centre de ses préoccupations les plus faibles et les plus fragiles. Le plus dur était fait et avec conviction. Ce jour, au lendemain d’annonces ministérielles sans conférences de presse, ni dossier de presse, les théories de Pierre Boudieu sur la reproduction sociale vont être confortées. Il ne pensait peut-être pas de son vivant qu’un de ses proches s’en rendrait complice et même proactif. Quel triste monde. Permettez-moi d’avoir une pensée pour les enfants des « quartiers » mis au banc une nouvelle fois de la République.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Précédents entretiens dans le café pédagogique :