Dans sa chronique, Bruno Devauchelle revient sur l’enquête de la DANE Paris publiée récemment. Pour le chercheur, spécialiste de la question du numérique en éducation, cette enquête « confirme une lente progression, mais elle est bien davantage du côté des enseignants, en et hors classe, que du côté des élèves, plutôt hors classe que dans ». C’est donc, selon lui, surtout du côté de la professionnalité de l’enseignant que la mutation se produit, un mutation qui n’est pas sans lien avec la popularisation du numérique.
Qu’appelle-t-on usage en classe ? Cette question comporte plusieurs dimensions qu’il faut approfondir : organisation interne de l’établissement, organisation du système scolaire, relation entre le « en classe » et le « hors classe » en vie scolaire ou pédagogie, pratiques personnelles des enseignants dans la classe et/ou hors classe, usage par les élèves en classe, usage par les élèves en dehors de la classe, etc… L’enquête menée par la DANE de Paris publiée récemment confirme une lente progression, mais elle est bien davantage du côté des enseignants, en et hors classe, que du côté des élèves, plutôt hors classe que dans. Cette enquête, qui concerne le second degré, rejoint celles faites sur le premier degré. Avec cette différence que le travail hors classe proposé aux élèves est en fait le plus souvent un travail type « devoirs et leçons à la maison » inscrits en doublon du cahier de textes de l’élève. Dans le premier degré, on observe aussi un usage parfois des possibilités d’affichage – sécurisé – des travaux des élèves – blog et autres cahiers multimédias – à destination des familles.
Lenteur et acculturation à un environnement numérique
Dans tous les milieux dans lesquels les enquêtes sont menées, cette apparente lenteur est peut-être à mettre au crédit du processus d’acculturation, processus qui est toujours lent et qui s’inscrit dans la durée. Ceci est à rapprocher aussi d’un phénomène qui a ralenti beaucoup ce processus d’acculturation : l’insécurité technique. D’un matériel défectueux à des réseaux au fonctionnement très relatif, en passant par quelques bugs qui viennent d’ajouter aux mises à jour constantes des applications, logiciels et systèmes. Les « vendeurs » et les « zélateurs » des pratiques numériques en classe, souvent eux-mêmes passionnés, ont trop souvent tendance à minimiser cette question lorsqu’ils sont face à des utilisateurs mécontents, insatisfaits. Même si le niveau d’acculturation atteint peut apparaître encore bien modeste aux yeux de ces enthousiastes, ils ne devraient pas négliger le nécessaire travail que les uns et les autres font, malgré les apparences. Faut-il être impatient face à cela ?
Usagers et non usagers, comment aller vers ?
L’envie de faire « avancer » les pratiques est intéressante quand elle croise celle de ceux auxquels ils s’adressent. Les formateurs et autres institutionnels passionnés ont trop, souvent tendance à ne pas être suffisamment conscients de ces écarts. L’académie de Paris a, dans son enquête, l’honnêteté de nous livrer les taux de répondants : 18,5% en moyenne. Cela reste encore loin d’une représentativité statistique ou tout simplement un écho positif à une enquête qui ne semble pas concerné près de 80% des enseignants… Il ne s’agit plus ici de verres « à moitiés vides », mais au « quatre cinquième non- répondants. On pourra toujours arguer de la saturation quant au nombre de sollicitations à l’enquête. Dans d’autres travaux il nous est arrivé d’avoir soit une très large acceptation – près de 80% de répondants, enseignants, parents, élèves – soit un très large refus – moins de 10% de réponses et en plus des courriers de refus explicites. Pour le dire autrement, avoir une véritable photographie du terrain, nonobstant les méthodologies d’enquête, basée souvent sur du déclaratif… dit représentatif – comme le font souvent les instituts de sondage.
Faut-il s’intéresser aux non-répondants ? Comme il y a plusieurs années les professionnels des bibliothèques l’ont fait, s’intéresser aux « non-usagers » fournit souvent plus d’enseignements que les réponses des usagers. Cela s’avère difficile à réaliser et pourtant faut-il ignorer une très grande partie des personnes concernées, mais qui ne répondent pas ? La recherche est alors confrontée à ce dilemme : si les enquêtes quantitatives ne sont pas probantes, et si les enquêtes sur échantillons dits représentatifs avec d’éventuels redressement semblent parlantes – les fameux sondages, la compréhension fine de ce qui se produit ne peut se faire que par une observation – en complément des enquêtes habituelles – au plus près du quotidien, incluant les non-répondants aux enquêtes. Comprendre les vides créés par les enquêtes n’est pas source de certitude mais source d’approfondissement indispensable. Il en est ainsi des questions qui concernent l’usage des moyens numériques en classe. Et effectivement on constate que les non-répondants sont aussi souvent des non-usagers… ou des usagers mécontents. Les entretiens et autres modalités d’échanges effectués au cœur même des établissements scolaires sont très révélateurs des usages très relatifs des moyens numériques mis à disposition, si tant est que ce soit réellement le cas.
Du rêve à la réalité des pratiques
La mutation est donc beaucoup plus lente qu’imaginé et rêvée par certaines et certains. Que se passe-t-il au cœur de la salle de classe ? On constate que, désormais, il est acquis que la vidéoprotection fait partie des éléments de base de la pratique enseignante. Si ce n’est pas complètement nouveau, on remarque une adhésion quasi générale pour l’appareil. Certes, elle ne transforme pas toujours les pratiques pédagogiques et en tout cas elle renforce le plus souvent les dispositifs magistro-centrés. Mais elle est le signe d’autres mutations qui concernent surtout l’enseignant et sa professionnalité : la préparation des activités en classe passe d’abord par une ingénierie, un travail de préparation, qui utilise très largement les moyens numériques. C’est donc en amont et autour de la salle de classe que les transformations se fondent d’abord et de manière approfondie. Cette évolution, pour qui connaît le monde scolaire depuis longtemps s’inscrit dans le temps long et pas dans celui du développement des techniques et surtout de leur popularisation. Car de l’effet d’annonce à la pratique réelle, il aura fallu entre quinze et vingt années. Et si le symptôme est le TBI ou VPI, il ne faut pas ignorer les usages des environnements logiciels pour le travail des élèves – ENT, Cahier de Textes, gestion des notes…, l’accès à des ressources nombreuses et variées et l’appropriation d’un environnement personnel de travail qui se stabilise du fait de cette situation généralisée : accès dans toutes les classe à un système de projection grand écran, lien avec Internet.
Difficile de penser aujourd’hui que cela n’est pas en évolution. La poche de « résistance » serait dans la pratique des moyens numériques par les élèves dans la classe. Toutefois il faut relativiser cette limite, car elle doit être contextualisée selon les environnements scolaires. Outre l’environnement large constitué par les directives et autres injonctions de l’État – dont les programmes en particulier – et aussi celles plus proches du milieu économique – écosystème – au sein duquel les établissements sont situés, on peut observer dès que l’on franchit la porte d’un établissement scolaire des freins et des obstacles. Il faut bien sûr considérer l’équipement et son environnement d’infrastructure. On peut aussi s’intéresser à l’agencement des locaux. Mais surtout c’est le projet collectif, quand il existe réellement qu’il faut prendre en considération. Nous n’avons pas voulu ici détailler tous les obstacles parfois minuscules qui sont autant de prétextes à faire ou pas dans la classe usage des moyens numériques. Cependant, il faut que les responsables de tous niveaux les comprennent et les entendent. Il y va de leur crédibilité mais aussi de la place à venir des moyens numériques en éducation.
Bruno Devauchelle