Certains s’imaginent sans doute que l’enseignement est une ornière tracée par leur réussite initiale au concours. Mais les possibilités de reconversion et de cumul sont nombreuses. En philosophie, il n’est pas rare que les collègues bifurquent de la pédagogie pure à la recherche, voire à l’édition. C’est le cas d’Ugo Batini, qui a bien voulu livrer son portrait à Hans Limon.
De plus en plus d’enseignants cherchent à donner d’autres formes à leur passion pour la philosophie en expérimentant, au-delà des cours, de nouvelles façons de l’exprimer : activités de recherche, travail d’édition, sites, chaine YouTube… les occasions ne manquent pas pour enrichir leur pratique en la confrontant à de nouvelles expériences. Ugo Batini, après 13 années passées dans l’enseignement public, a décidé de se mettre en disponibilité de l’éducation nationale pour mener à bien un projet de recherche et s’engager plus activement dans le domaine de l’édition.
Des espaces nécessaires pour interroger et faire évoluer sa pratique
À la fin de mes études, j’ai pu très vite me confronter à un premier travail d’édition : l’élaboration d’une nouvelle traduction du Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer auprès de V. Stanek et C. Sommer pour les éditions Gallimard. Cette expérience très enrichissante a eu lieu en même temps que mes premières années d’enseignement dans un lycée d’Eure-et-Loir. Très vite, ces deux activités me sont apparues comme complémentaires et m’ont permis d’instaurer un rapport vivant au texte. La pensée de Schopenhauer est traversée par des images vivantes sur des sujets qui préoccupent nécessairement des adolescents : le bonheur, l’amour, la sexualité… Les recherches que je devais mener pour les notes de l’ouvrage m’ont poussé à creuser dans toute une série de directions et donc à enrichir considérablement mes cours. Lorsque j’ai commencé à enseigner, en 2005, l’inspection de philosophie encourageait ce type de travail et le plan académique de formation était très vivant. Chaque année on se retrouvait entre collègues pour échanger avec des acteurs de la recherche. C’était pour tout le monde une vraie bouffée d’oxygène car c’était un moyen de rester connectés avec notre discipline sans passer par le cadre souvent très formel des exercices académiques. Malheureusement avec le temps, et sans doute le manque de moyens, ces moments ont été plus rares. Nous avons alors décidé avec quelques collègues d’essayer de maintenir un tel espace mais en dehors du cadre de l’institution. Dans mon cas, cela s’est concrétisé par la création d’un site sur la pop-culture avec Richard Mèmeteau : Freakosophy. Il s’agissait, à un moment où cela n’était pas encore vraiment à la mode, d’interroger philosophiquement des objets pops : séries tv, comics, films ou jeux vidéo. Beaucoup de nos collègues participaient et on avait créé un prolongement à tout cela en proposant dans nos lycées respectifs des séances de ciné-philo sur notre temps libre. Si l’institution ne valorise pas vraiment ce type d’initiative, Il y a une reconnaissance implicite de la part des élèves qui apprécient qu’on leur consacre du temps pour montrer l’intérêt philosophique d’objets qui les passionnent.
Mais force a été de reconnaître qu’en 10 ans le métier a beaucoup évolué : les effectifs ont augmenté, les tâches administratives ont explosé, le rapport à la dimension administrative de notre métier s’est réellement complexifié avec du côté des élèves une vraie angoisse liée aux nouvelles procédures d’orientation. Cela a été pour moi une forme de déclic qui m’a mené à engager une procédure de mise en disponibilité. Il n’est pas toujours facile au début de bien comprendre les implications des différentes disponibilités, je ne peux donc qu’exhorter ceux que cela tente d’interroger directement la DPE pour éviter de mauvaises surprises. Une fois l’arrêté obtenu, j’ai pu me remettre à la recherche en commençant une thèse tout en cherchant du travail dans le monde de l’édition et dans des institutions privées.
Une sphère complémentaire : l’édition
Lorsque l’on ne quitte pas complètement le monde de la recherche, il n’est pas rare d’avoir des propositions de collaboration dans le secteur de l’édition. Cela commence en général par la rédaction d’un article, puis la prise en charge d’un volume. C’est un milieu moins fermé qu’on ne l’imagine même si le relationnel joue souvent un rôle important. Dans mon cas, ce qui m’a permis de mener à bien de nombreux projets, c’est d’avoir pu constituer un bon binôme avec mon collègue et ami Guillaume Tonning. Nous nous sommes naturellement orientés vers les éditions Ellipses – un des grands noms du parascolaire. Nous enseignions tous les deux dans une CPGE privée et nous voulions proposer un manuel pour accompagner notre pratique. C’est souvent d’un besoin que naît un projet d’édition cohérent. Nous avions déjà écrit quelques articles, ce qui nous a permis de nous adresser directement à la bonne personne chez Ellipses. Nous sommes arrivés avec un sommaire détaillé, quelques chapitres rédigés en guise de modèle et on nous a tout de suite fait confiance. Il y a toujours un échange fécond qui s’installe entre les contraintes éditoriales et nos impératifs pédagogiques. À de nombreuses occasions, l’éditrice nous a menés à nous interroger sur ce que l’on prenait pour des évidences. Cela peut être frustrant par moment mais c’est souvent profitable d’un point de vue pédagogique. Notre manuel s’est installé peu à peu, ce qui nous a permis de penser à un autre projet : une collection d’ouvrages philosophiques où des spécialistes cherchent à transmettre le goût qu’ils ont pour des auteurs qui sont au cœur de leurs vies. C’est une expérience très riche car on entre en dialogue avec des auteurs passionnés par leur sujet.
Mais pour brosser un portrait juste de cette expérience, il est important de souligner, qu’à moins de devenir à temps plein éditeur – ce qui modifie considérablement la nature de ce travail – ce n’est pas une activité très rémunératrice. Il est donc nécessaire de maintenir à côté un emploi plus stable.
Ugo Batini