Le 28 août 1955 dans une bourgade du Mississipi, Emmett Till, garçon noir de 14 ans, meurt assassiné, victime d’un lynchage organisé par des Blancs, une pratique encore répandue alors dans cet Etat ‘sudiste’. Ce crime monstrueux dépasse rapidement la rubrique ‘faits divers’ des médias locaux par la volonté farouche d’une mère, veuve, seule pour élever son fils aimé, capable d’afficher à la face du monde l’horreur d’une tragédie intime et de transformer cette exposition en acte politique, en engagement dans le mouvement des droits civiques en faveur des Noirs aux Etats-Unis. Mamie Till-Mobley devient ainsi ‘le visage d’une révolution’, et l’impressionnante figure de proue de la fiction réalisée par Chinonye Chukwu, cinéaste américaine d’origine nigériane. En adoptant le point de vue de son héroïne, la réalisatrice nous raconte le combat acharné d’une femme noire pour la justice et l’égalité, dépassant le chagrin de la perte et le deuil de la communauté au profit d’une lutte collective à vocation universelle. En optant volontairement pour un mélodrame d’ampleur hollywoodienne, la cinéaste –nourrie par l’important travail de recherches et de recueil de témoignages des coscénaristes, Michael Reilly et Keith Beauchamp- met en scène avec force le parcours exemplaire d’une pionnière, son rôle décisif dans le développement du mouvement des droits civiques et la place dans l’histoire de ce combat incessant contre toutes les formes d’oppression subies par les Afro-américains en particulier. Aujourd’hui encore, « Emmett Till, le visage d’une révolution », fiction réaliste sous ses habits romanesques, nous regarde tous.
Éclat lumineux d’un amour partagé avant les ténèbres du crime
A l’avant d’une automobile spacieuse, une mère radieuse Danielle Deadwyler, formidable interprète) et son fils enjoué au sourire ravageur Emmett (Jalyn Hall, incarnation immédiate) partagent un moment de gaité. Plus tard, nous les retrouvons dans l’appartement qu’ils habitent tous les deux à Chicago, elle vêtue d’une robe jaune vif, coiffure soignée et bijoux raffinées, lui adolescent bien ‘sapé’, au tempérament décontracté. Lumière baignant un intérieur cossu, musique envahissante sur laquelle il leur arrive d’esquisser quelques pas de danse.
Ainsi va le quotidien plein de bonne humeur et d’affection réciproque entre Emmett dit ‘Bo’, garçon plein d’envies, et sa mère, qui l’élève seule en femme émancipée, disposant d’un bon travail et d’un statut social confortable. Pourtant un voile d’inquiétude se devine sur le visage et dans la voix maternelle. ‘Bo’ souhaite retrouver pour l’été ses cousins dans une région rurale du Mississipi. Mamie Till l’avertit à plusieurs reprises sur les différences de mentalité entre Chicago et le Mississipi (dont elle est originaire) vis-à-vis des Noirs notamment. L’adolescent insouciant dit entendre les incitations à la prudence dans le comportement et à la discrétion dans la tenue. En bref, respecter là-bas une règle d’or : ne pas attirer l’attention des Blancs ! Jusqu’au départ du train pour l’Etat du Sud, Mamie Till, habillée avec élégance, lance sur le quai de la gare une dernière recommandation, tout en nous livrant, sur ses traits gracieux, la trace d’une angoisse profonde.
A la campagne ensoleillé avec la bande de cousins, accueil chaleureux et sorties de groupe font s’évanouir les bonnes résolutions de ‘Bo’. A leur entrée dans une épicerie, ce dernier se dirige pour régler quelque achat vers la caissière (jolie et blanche). Un compliment sur sa beauté, un sourire et un ‘au revoir’ appuyé suffisent à enclencher l’engrenage fatal.
Le hors-champ délibéré du lynchage, parti-pris saisissant
Irruption de Blancs excités dans la maison du grand-oncle à la recherche du garçon noir en question (dénoncé par la jeune Blanche pour comportement ‘inapproprié’, une dénonciation qui se révélera fausse cinquante ans plus tard, comme beaucoup d’autres mensonges fondant l’accusation lors du procès), kidnapping de l’adolescent apeuré embarqué contre son gré dans un véhicule s’enfonçant à toute allure dans la nuit. Silence. Consternation. Ténèbres. Et la découverte, quelques jours plus tard, du cadavre du gamin de 14 ans, atrocement défiguré et mutilé, selon les autorités. Un corps martyrisé qui reste, pour l’heure, dérobé à notre regard, tandis que notre esprit se remplit d’effroi. Alertée, Mamie, visage défait, dans une tenue aussi sobre que les larmes qu’elle retient devant les autres, prend la mesure du désastre qui vient de la dévaster pour toujours. Elle prend aussi, dans un mouvement instinctif de tout son être, la décision de dépasser la tragédie personnelle pour en faire une épreuve qui touche au premier chef la ‘communauté’ noire et, au-delà, elle veut rendre visible aux yeux du monde la matérialité ‘physique’ du crime et son horrible monstruosité.
L’héroïne exemplaire, de l’exposition publique du corps martyr à l’engagement civique
A partir de ce tournant irréversible dans le récit, nous ne quittons plus Mamie Till-Mobley d’une semelle, épousant, le plus souvent en plans rapprochés, les moindres sursauts de son âme combattante. Corsetée de noir ou de gris, portant parfois de larges lunettes de vue, elle décide de regarder l’atroce réalité en face. Au représentant de la morgue et aux proches lui déconseillant la vue du corps torturé de son fils mort, elle décrit l’habit noir à lui mettre (‘c’était son préféré’) et elle se rend auprès de son enfant. L’horreur de la vision la conduit à prendre une décision contraire à toutes les convenances, opposée aux nombreuses interdictions formulées par officiels, autorités et proches : elle exige des funérailles cercueil ouvert afin que ‘le monde entier voit ce qu’ils ont fait à [son] enfant’ ; de fait, 50 000 personnes verront lors de la cérémonie dans la chapelle au sud de Chicago le corps supplicié au point de s’évanouir ou de fuir en larmes. Et nous partageons alors cette vision d’horreur comme l’irruption obscène du mal au cœur de l’esthétique soignée d’un mélodrame hollywoodien. Ce parti-pris dérangeant n’est pas étranger à la démarche de Mamie Till elle-même. Pour amplifier l’effet produit par l’exposition publique du cadavre atrocement mutilé de ‘Bo’, elle vend au magazine Jet et à d’autres publications les droits de reproduction des clichés pris pendant la cérémonie, provoquant ainsi une onde de choc et une vague d’indignation qui dépassent alors les frontières des Etats-Unis.
Paroles fortes de dénonciation du crime odieux prononcées publiquement par Martin Luther King quelques mois après l’assassinat, poème d’hommage composé par Aimé Césaire, Ballade d’Emmett Till écrite et chantée par Bob Dylan (1962), reprise par Joan Baez, nouvelles investigations, réouvertures de l’enquête, témoignages inédits (documentaire de Keith Beauchamp ici coscénariste sorti en 1996) et nouveaux dévoilements émaillent la deuxième moitié du XXème siècle jusqu’à une réouverture de l’enquête très récente par les autorités fédérales… Autant de rebondissements qui renforcent le bien-fondé de l’action intentée à l’époque en justice par Mamie Till (le procès des lyncheurs blancs se conclut par l’acquittement prononcé par un jury composé exclusivement d’hommes blancs) ; ces rebondissements de l’affaire du lynchage constituent aussi le contre champ de l’engagement de toute une vie, cette de la farouche militante (et une des sources) du mouvement des droits civiques pour la justice sociale, l’accès au droit de vote, l’égalité des droits à l’éducation, à l’emploi et au logement pour les Noirs au sein de la société américaine.
Empruntant le chemin tracé par Douglas Sirk dans des mélodrames flamboyants et désespérés, tableaux tourmentés de la société américaine (et blanche) des années 50 et de ses blocages, Chinonye Chukwu reprend les codes du genre et met en lumière la beauté d’une héroïne de la lutte des Noirs américains pour leur émancipation en magnifiant, à travers son film, « Emmett Till, le visage d’une révolution», la justesse du militantisme d’une femme devenue enseignante, oeuvrant jusqu’au bout (elle est morte en 2003) en faveur de l’éducation et de la justice pour tous. Saluons cette salutaire entreprise.
Samra Bonvoisin
« Emmett Till, le visage d’une révoluion », film de Chinonye Chukwu – sortie le 8 février 2023