« Les notes de service du 10 janvier 2023 : manque d’ambition pour l’école, culture du chiffre et de l’évaluation permanente »
L’AFEF – Association française pour l’enseignement du français ne peut qu’exprimer sa déception, sa vive inquiétude, sa colère à la lecture des notes de service du 10-1-2023 émanant du nouveau ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse. C’est peu de dire que l’AFEF attendait un nouveau souffle pour l’éducation, et qu’elle a été flouée.
Il va de soi que pour l’AFEF, la réduction des inégalités à l’école maternelle comme l’amélioration de la maitrise de la lecture, de l’écriture, de l’expression orale de tous les élèves du cours moyen en vue de leur réussite au collège est une priorité et que les problèmes dans ces domaines sont graves et préoccupants : la réduction des inégalités est au cœur du projet de l’association. Elle partage donc ces visées avec les objectifs affichés par le ministère de l’ENJ.
Mais de quoi s’agit-il dans ces notes de service ? Pourquoi nous déçoivent-elles ?
Celle qui concerne le plan maternelle et les deux autres relatives au savoirs fondamentaux, se situant dans la continuité des orientations prises par le précédent ministre de l’Éducation, traduisent une méconnaissance profonde de la complexité des savoirs, y compris de ceux qu’on appelle fondamentaux, un grave manque d’ambition culturelle, un mépris des connaissances, compétences, créativité des enseignants et de leurs pratiques effectives dans les classes. De surcroit, pour les fondamentaux, les notes ne se réfèrent qu’à la marge aux programmes de 2015, déjà « consolidés » par des notes de service en 2018, et repris dans le BOEN n°31 du 30-7-2020 qui définit le cahier des charges des enseignants et les attendus de fin de cycle ; le Plan maternelle vient une nouvelle fois infléchir et modifier le BOEN n°25 du 26-6-2021, qui avait remplacé les instructions de 2015 pour le cycle 1. Ces notes de service méconnaissent les avancées de la didactique du français patiemment élaborées depuis 50 ans, les principales recherches et les consensus établis autour de leurs résultats et les réalités sociales et historiques de l’évolution du système éducatif français. Enfin, elles entendent mettre en œuvre une conception mécaniste et autoritaire de la gestion des personnels, s’appuyant paradoxalement sur la « base », dans une culture du résultat et de l’évaluation permanente, qui excepte celle des politiques ministérielles.
Le « Plan maternelle » : l’obsession de l’évaluation
Si la note de service prétend s’adosser à la recherche, elle renvoie surtout aux outils d’accompagnement que sont les guides produits par le ministère et propose un plan de formation pluriannuel, conçu sur 6 ans, des directeurs-directrices d’école maternelle et des enseignants, étroitement piloté par les rectorats : le texte se caractérise notamment par l’insistance sur la connaissance des évaluations en CP : « l’usage et l’analyse des évaluations CP » (p. 60), ainsi que sur les différents partenariats. On ne peut que se réjouir d’un ambitieux plan de formation. Mais avec quels moyens ? Avec quelle prise en compte des pratiques effectives des personnels intervenant en maternelle ? Les mêmes questions se posent par exemple pour l’organisation des entretiens individuels avec les familles préconisées par le Plan. N’existent-ils pas déjà ? L’importance prise, dès la petite section, par l’évaluation des acquis des élèves, le « renforcement des connaissances didactiques en mathématiques et en français » et la préparation à l’entrée en CP méconnait gravement la spécificité des apprentissages en maternelle où concourent toutes les activités. Le pilotage (cf. ci-après) par les conseils académiques des savoirs fondamentaux, par les « résultats aux évaluations nationales de la circonscription », les comparaisons préconisées entre écoles, la « culture commune de l’évaluation » (p. 62) ne constituent-ils pas un grand risque de compromettre les conditions d’épanouissement et de socialisation des élèves à l’école maternelle, gages de réussite des apprentissages ultérieurs ?
Après la sécurisation de l’enfant à l’école, dans l’enjeu d’installation des premiers apprentissages fondamentaux, le « langage » y est principalement réduit à la question du vocabulaire. Mais savoir parler repose-t-il seulement sur la maitrise du langage ? On peut s’interroger sur la nature même de ce lexique : s’agit-il de mots pour dire l’école ? Indispensables pour assurer la vie de la classe, ils sont l’objet de l’attention constante des enseignants, il n’est pas nécessaire de le leur rappeler. En revanche, les mots pour dire le monde sont ceux qui marquent les différences d’origine des élèves. Mais pour les enseigner ce sont des occasions de « découverte du monde » qui, seules, peuvent les rendre actifs, porteurs de significations : il est donc pertinent de multiplier les rencontres, les ouvertures vers des usages langagiers nouveaux. Par ailleurs, dans ces notes de service, la « lecture » y est principalement envisagée comme dans les directives de JM Blanquer, dans la droite ligne de De Robien, sous l’angle de la connaissance précoce des correspondances graphèmes-phonèmes : ce qui impacte fortement l’école maternelle dont l’objectif majeur est alors de préparer les élèves à l’activité de décodage pour l’entrée au CP. Les enseignants sont donc contraints d’engager les élèves dans des mécanismes dont tous ne sont pas encore capables, et principalement ceux qui n’ont pas construit dans leur famille le regard nécessaire sur le fonctionnement de la langue.
Les savoirs fondamentaux au cycle 3 : des évaluations chiffrées normatives et réductrices sans ambition culturelle
Pour la lecture comme pour l’écriture et l’expression orale, et comme pour la maternelle, la dimension du sens et de la culture est reléguée à un horizon ultérieur des apprentissages. Ceci, alors même que cette dimension est centrale (« car la culture donne forme à l’esprit » selon le psychologue J. Bruner en 1991) et qu’elle ne suppose pas l’exclusion du travail sur les automatismes ni sur les entrainements nécessaires, les processus d’apprentissage étant multidimensionnels. Or il s’agit principalement pour le cycle 3 de développer « une pratique quotidienne destinée à acquérir ou renforcer les automatismes indispensables à l’approfondissement des apprentissages » (p. 63).
Et ce sont ici encore des données chiffrées, réductrices et normatives, tirés des « Repères annuels de progression et d’attendus de fin d’année », qui, d’outils d’accompagnement des pratiques, deviennent des prescriptions : ils « constituent désormais des jalons communs et impératifs permettant d’assurer une progression dans le parcours de scolarité des élèves » (p. 63)
Quelques exemples :
Lecture et fluence. Pour l’apprentissage de la lecture, l’accent est mis sur la fluence (vitesse de lecture oralisée associée à l’expressivité) en lien avec la focalisation sur le décodage : environ 90 mots par minute à l’entrée en CM1, environ 120 mots par minute à la fin du CM2 (Alors même que, selon cette même note, seuls 56% y réussissent en 2022 et 39% en REP plus), et 130 à la fin de la sixième.
La lenteur dans le décodage (plus que la fluence) est certes un obstacle au plaisir de la lecture et à la compréhension des textes, mais il s’agit d’un indicateur parmi d’autres, qui ne peut être coupé de la compréhension, de la quête de sens, de la connaissance du monde. La note précise que l’élève doit lire à voix haute chaque jour pour entrainer la fluence (quid des classes chargées ?), mais il reste vague sur les modalités d’entrainement à mettre en œuvre : il parait valider des exercices répétitifs et systématiques, tout en concédant en fin de paragraphe que « toutes les formes de lecture contribuent à l’amélioration de la fluence », en ne citant que le quart d’heures de lecture. De fait pour de nombreux élèves, une répétition dépourvue de sens n’aura aucun effet sur l’évolution de leurs performances. Pourtant, sur ce plan les IO de 2015/2018, non citées, fourmillent de propositions. La pratique théâtrale par exemple, en groupe, mettant en jeu le corps avec un texte lu et adressé à un personnage, peut permettre, selon l’expression d’une élève, de se « jeter en lecture », en oubliant ses difficultés.
Lecture et compréhension. On ne peut que souscrire au constat de la faiblesse des performances des élèves concernant la compréhension : une recherche d’envergure comme celle pilotée par R. Goigoux (2016) montre la moindre importance accordée au travail de la compréhension dans l’apprentissage de la lecture en CP.
Pour travailler la compréhension, la prescription, toujours chiffrée, est ici de lire chaque semaine au moins 2 textes longs, d’au moins 1000 mots (soit environ 2 pages). De quels textes s’agit-il ? Silence. Il n’est toujours pas question de culture, de contes, de romans, de poésie, d’extraits de théâtre, de documentaires, de documents historiques etc. : un texte de 1000 mots peut, par ailleurs, être lexicalement et culturellement pauvre et sans intérêt pour les élèves. Aucun renvoi non plus aux IO de 2015/2018/2020. Et on a l’impression que les enseignants de CM font actuellement surtout faire du coloriage à leurs élèves.
L’écriture. Pour l’écriture, c’est également la donnée chiffrée qui est mise en avant, cette fois-ci comptée en lignes et non en mots. Il s’agit…de 15 lignes à la fin du CM2 et de 20 lignes à la fin de la 6ème, assortie de la recommandation d’un entrainement hebdomadaire. C’est quantitativement peu au regard des attendus de fin de cycle du BO de 2020 qui préconise une à deux pages « Écrire un texte d’une à deux pages adapté à son destinataire » ! Il faut, de plus, renforcer l’écriture manuscrite, limiter les photocopies, les textes à trous, faire acquérir des schémas argumentatifs et narratifs et entrainer régulièrement, quotidiennement à l’orthographe. La note de service fait, entre autres propositions, allusion à la phrase dictée du jour (dictée brève quotidienne) : pourquoi pas ? Elle a montré son utilité. Mais ce qui est beaucoup plus problématique, c’est la référence à une conception de l’apprentissage de l’écriture, selon un modèle successif et mentaliste hérité du XIXème siècle s’appuyant sur Boileau, faisant de la maitrise de l’orthographe d’abord, de la grammaire et du lexique ensuite, les prérequis de l’activité d’écriture, méconnaissant, entre autres, la construction de l’identité et de la pensée dans l’écriture, la question du sens de ce qu’on écrit auxquels lier les autres apprentissages : en effet, ici, l’apprentissage implique « l’automatisation des règles d’orthographe, de grammaire, l’acquisition d’un vocabulaire riche et précis pour permettre à l’élève de se concentrer sur la manière de transmettre son idée à l’écrit » (p. 64).
S’exprimer à l’oral. Il s’agit de permettre à chacun de prendre la parole, au moins une fois par semaine, seul ou en groupe, notamment autour des textes littéraires, qui ne sont mentionnés qu’ici. Mais quid des effectifs des classes et que veut dire ici « au moins un temps hebdomadaire », curieusement non quantifié ?
Un pilotage technocratique par les conseils académiques des savoirs fondamentaux : le monde enseignant méconnu et méprisé
La lecture de ces notes questionne : on y a l’impression que les enseignants n’ont pas le souci de la maitrise des apprentissages pour leurs élèves et qu’ils ne font pas grand-chose dans leurs classes, à tel point qu’il s’agit de les cadrer, ce qui relève d’un mépris scandaleux pour le corps enseignant.
Le pilotage de l’enseignement procède des évaluations. Il convient de mesurer les effets des pratiques pédagogiques, c’est un travail nécessaire, complexe et une partie du travail des chercheurs. Mais de quoi s’agit-il ici ? Comme les évaluations de CP pour la maternelle, les évaluations de 6ème par exemple sont conçues comme des « repères précieux pour les équipes » (p. 65). Sans revenir sur la parcellisation des items qui y prévaut, le temps précieux consacré etc., le ministère trouve urgent de rajouter aux évaluations nationales de CP, de mi-CP, de CE1 et de 6ème qui existent déjà une autre évaluation à l’entrée en CM1, pour bien mesurer les effets des enseignements et surtout des prescriptions de ces documents. On y voit que les repères chiffrés cités permettront des saisies de données faciles, mais, comme indiqué, plus que sujettes à caution. Quid des enseignants et des élèves qui ne parviendront pas à ces résultats, pour la fluence ou l’écriture ? Et le renforcement du pilotage par des évaluations standardisées ne va-t-il pas encore accentuer le fait de travailler pour les évaluations et non pour apprendre ?
La consolidation des acquis en 6ème et le renforcement des liens entre école et collège, exposés dans ces documents : pourquoi pas, même s’ils ne sont pas absents de la réalité actuelle ? Mais pourquoi, pour cela, avoir choisi une organisation transversale à un établissement, interclasses, donc avec des élèves répartis auprès d’enseignants qui ne les connaissent pas : on sait que cela conduit à l’inefficacité de la mesure. Les séances liées à des objets d’apprentissage distincts : fluence, maitrise de l’orthographe, écriture, syntaxe, vocabulaire, séparés des séquences, dispositifs ou projets qui leur donnent du sens, conduiront à de piètres résultats, cette conception est largement documentée. Sans compter les propositions irréalistes, car sans moyens, des réunions en inter-établissements pour l’évaluation de la progression sur le trimestre…sur quel temps ?
Enfin, comme pour la maternelle, le Conseil académique des savoirs fondamentaux va venir en appui des recteurs pour définir une stratégie académique à ce sujet : cela va servir à « apporter leur appui aux projets portés par les équipes pédagogiques dans le cadre du Conseil national de la refondation (CNR), à répondre à la demande de formation des équipes dans ce cadre, à travailler avec des « constellations de cycle », des formations croisées écoles/collège : certes. Ce conseil académique examinera « l’ensemble des actions pédagogiques existantes » et fera connaitre les « meilleures pratiques », définira pour les savoirs fondamentaux, une feuille de route pour 5 ans, avec déclinaison par année et une stratégie de formation en français, maths, maternelle. À supposer que ce soit réalisable, on frémit. Mais quel rôle alors pour les recherches passées et présentes, notamment les recherches collaboratives ? Quelle place pour les initiatives et les projets des enseignant·e·s, qui n’ont pas vocation à être imposées à tous ? Va-t-on s’appuyer sur les certains enseignants pour pénaliser les autres ? Qui voudra alors s’engager dans un métier ainsi « policé » ?
Faut-il conclure ?
Humilié·es, floué·es, les enseignant·es n’en peuvent plus d’être réduit·e·s à un rôle d’exécutant, au lieu de faire le métier créatif, culturel et relationnel dans lequel ils se sont engagés. Ils n’en peuvent plus de l’amoncellement des programmes et directives. Ils pensent nuit et jour aux idées magiques qui vont leur permettre d’intéresser et de faire progresser leurs élèves, on leur ressert les mantras de la dictée et des fondamentaux, déconnectés de la littérature et de la culture qui pourraient leur donner sens. Ils connaissent chaque élève, sa progression, ses lacunes, qu’ils aimeraient tant combler si la classe était moins nombreuse, si on leur enlevait quelques tâches répétitives, si on leur faisait confiance !
Pour eux l’école de la confiance, jamais advenue, est l’école de la culpabilisation. Ce serait leur faute si « le niveau baisse » !
Mais où est l’espace pour la créativité qui donne sens aux apprentissages et les ajuste aux besoins des élèves ? Où est l’encouragement à chercher dans la recherche en didactique, en pédagogie de quoi nourrir le quotidien de ses pratiques pédagogiques et relationnelles ? Où sont la culture, la littérature qui constituent le socle des échanges langagiers et permettent aux élèves de se construire dans un monde complexe ?
Enseigner le français ce n’est pas faire apprendre des mots ni les assembler pour écrire ou déchiffrer. Enseigner le français c’est inscrire les textes dans une dimension littéraire et culturelle, c’est développer la créativité langagière, à l’écrit et à l’oral, c’est porter haut une ambition culturelle pour tous les élèves.
AFEF – 20 janvier 2023
Les numéros de pages renvoient au Bulletin officiel n°2 du 12 janvier 2023 où figurent ces notes de service