On ne peut qu’être rassuré d’entendre parler, par les décideurs politiques de l’école primaire, des fondamentaux etc. comme priorité de l’éducation. Chaque parent, chaque adulte ressent intuitivement que la première partie de la vie (entre 0 et 12 ans) est probablement déterminante pour la trajectoire qui va suivre. C’est pourquoi chacun de nous s’interroge sur les « bonnes manières » de faire pendant cette période pour donner le meilleur aux enfants. Bien que retournant le problème dans tous les sens, on peut penser que l’approche française est loin d’être la meilleure et que loin de favoriser chacun le système d’éducation reste bien sélectif et élitiste. Quant aux fondamentaux on est toujours dans le questionnement : quoi, combien, comment ? Et il y a des domaines de connaissances qui frappent à la porte des fondamentaux avec plus ou moins de bonheur. Ainsi en est-il de l’informatique et du numérique (considéré comme l’ensemble des pratiques sociales de l’informatique) qui depuis le début des années 1980 tente de trouver une place au sein du système scolaire. Il suffit de relire la trajectoire de l’informatique et celle du socle commun pour se rendre compte d’une étrange convergence.
Ce qui est fondamental ne relève pas forcément de l’école
En 2000, est créé le B2i (Brevet Informatique et Internet), en 2005 c’est le socle commun, qui lui-même inscrit les compétences du B2i dans le socle (domaine 4). En 2016, les programmes de l’école et du collège en lien avec le nouveau socle continuent de donner à l’informatique et à ses pratiques une place dans les fameux « fondamentaux », ce en dessous de quoi aucun jeune ne doit se situer en termes de connaissances et surtout de compétences.
Quand on parle de fondamentaux, il faut d’abord rappeler un point essentiel : ce qui est fondamental c’est ce qui va rester durablement inscrit dans la tête de chacun. Contrairement à une croyance fausse, le commencement, le début ce n’est pas le fondamental. Ce qui est réellement fondamental c’est ce qui reste quand on a fini un temps, une période d’apprentissage. Pour le dire autrement, est fondamental ce qui reste inscrit et utilisable au quotidien dans la vie personnelle et professionnelle.
Quand on parle fondamentaux, il faut rappeler un autre point : l’éducation formelle n’a pas le monopole de l’apprentissage. Beaucoup d’apprentissages se font soit dans un environnement ouvert, soit en lien avec l’environnement familial, soit à partir de multiples situations vécues.
Ce qui est en train de se produire avec le numérique c’est justement cela : l’apprentissage et l’usage des objets numériques se fait en fonction des expériences de vie de chacun. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à nombre de chercheurs et d’enseignants que les jeunes n’y connaissent rien… et ne maîtrisent pas l’informatique. Ce que l’on ne dit pas c’est qu’en fait, comme n’importe qui, dans n’importe quel environnement, ils apprennent ce qui va leur rendre service dans leur développement personnel, social, affectif et technique. Ils sont pragmatiques et réalistes : ils développent les compétences dont ils ont besoin, ils laissent de côté les autres, sachant que le système scolaire pourrait bien être tenté de s’en emparer. Dans ce domaine l’informatique et les objets numériques s’inscrivent dans la continuité des apprentissages non formels de toutes sortes dont l’un des principaux est le langage. Or on observe facilement que si l’on compare avec les ambitions scolaires (souvent élitistes, littéraires et formelles) les jeunes, sans l’école ne sont que très peu nombreux à atteindre un niveau de maîtrise suffisant. Mais on observe aussi (cf. PISA) que le passage par l’école, en France en particulier, n’arrange pas vraiment les choses… et qu’il conforte davantage les différences qu’il ne les aplanit… Sans oublier toutefois que l’école a réussi l’alphabétisation globale de la société en particulier entre 1850 et aujourd’hui.
La scolarisation des usages a échoué
Pour le dire autrement, avant l’école, il y a bien d’autres fondamentaux qui se mettent en place et l’école est davantage une machine à trier sur cette base, en tentant maladroitement d’y remédier, qu’une véritable machine à mettre en place des fondamentaux comme ceux dont rêvait Condorcet en 1791… et qui ont fondé l’école d’aujourd’hui et ont fonctionné pendant suffisamment de temps pour nous faire penser qu’il n’y en avait pas d’autres… Car c’est une des forces du système institutionnel de scolarisation que d’avoir réussi à marginaliser tout savoir qui ne passe pas par lui. Si l’on considère les validations d’acquis, ils apparaissent au début des années 1980 (cf. Jacques Aubret) et ils ont encore bien du mal à se faire une place dans le système en particulier scolaire. Si la télévision a pu bénéficier d’un régime d’exclusion car dans la sphère familiale, l’informatique d’abord, puis le numérique sont désormais au coeur d’une nouvelle problématique : non seulement ils sont d’abord venus par la sphère professionnelle (le monde du travail a très tôt intégré cette technique) mais ils s’attaquent aussi à la « transmission ».
La transmission, définie comme le « passage » de culture, de savoir d’une personne à une autre et le plus souvent d’un expert vers un novice, d’un ancien vers un jeune, la transmission est en mutation. Les médiations traditionnelles étant en concurrence avec de nouvelles médiations, les modèles et institutions fondés sur les premières sont mis à mal. Dès lors il est légitime d’inscrire les vecteurs de ces mutations comme éléments fondamentaux. L’informatique et le numérique pourraient être un nouvel exemple d’un débat faussé sur les fondamentaux. En effet comment faire entrer dans la forme scolaire un objet qui la transforme radicalement. La scolarisation de l’informatique (apprentissage du code par exemple) a été tenté à plusieurs reprises et dans plusieurs contextes sans succès réel. La scolarisation des usages (le B2i) n’a pas obtenu davantage de succès, car le projet était lui trop en décalage avec l’organisation scolaire du moment. Y a-t-il une porte de sortie ?
Fondamentaux et lobbys
Indéniablement les pratiques du numérique font désormais partie du fondamental de l’insertion dans la société. A ce titre ils doivent faire partie de l’ensemble de la trajectoire éducative. Indéniablement ces pratiques sont si diverses et si inégales que vouloir les normaliser, les réguler, les inscrire dans le projet égalitaire est vain. Il est donc essentiel de lui reconnaître une place multiple : technique, culturelle, sociale, professionnelle. C’est cette omniprésence des objets fondés sur l’informatique qui doit faire l’objet d’une « lecture », voire d’une « écriture ». Nombre d’exemples nous montrent que cela est possible.
Faut-il pour autant en figer l’une ou l’autre dans le marbre d’un programme ou d’un horaire ? Le danger est qu’une fois écrit il est déjà dépassé. Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut rien faire. Mais c’est aussi pour cela qu’il ne faut pas figer les choses. Difficile dans le paysage actuel de définir une place, car c’est bien le paysage qui devrait aussi changer, celui de l’école, celui de la classe… or les dernières propositions en matière d’école ne laissent guère espérer autre chose qu’une lutte de lobbys et autres groupes de pression… dont les objectifs sont parfois bien éloignés d’une préoccupation réellement éducative.
Bruno Devauchelle