RD – Anne Armand, vous êtes Inspectrice Générale de lettres, et de longue date impliquée dans la promotion des langues anciennes pour tous.
L’entretien informel que vous avez eu avec la CNARELA a semblé de mauvais augure à beaucoup. Pouvez-vous définir ce que semblent être les orientations de l’Éducation Nationale dans ce domaine pour les années à venir ?
Anne Armand – Je m’étonne que mes propos semblent de mauvais augure. Est-ce parce que je parle sans fard de nos effectifs faibles ? A quoi servirait-il de nous voiler la face ?
Je n’ai pas les moyens de définir les orientations de l’Éducation Nationale, je peux simplement parler du travail du Groupe d’experts dont je suis responsable et de celui de l’Inspection Générale.
Le groupe d’experts achève son travail par une proposition d’épreuve de terminale, pour l’écrit et pour l’oral ; ce travail est en cours, et nos propositions, qui reprennent celles des interacadémiques des trois dernières années, seront remises à la DESCO fin mars. Elles seront ensuite transmises, par le circuit habituel, jusqu’au CSE (Conseil Supérieur de l’Éducation) probablement en juin. La proposition d’épreuve sera accompagnée d’annales zéro, en latin et en grec, en cours de rédaction. La version électronique sera disponible avant la version papier, probablement pour la fin de l’année.
L’Inspection Générale poursuit sa tâche d’animation dans les académies qui le demandent et dans les instances qui le souhaitent. Pour ma part, j’interviendrai cette année deux fois dans l’académie de Grenoble et une fois dans celle de Poitiers. L’Inspection Générale sera également présente au colloque organisé par Heinz Wismann en mars prochain.
Pour ce qui est des orientations à venir, je dois dire que l’Inspection Générale ne partage pas la motion de la CNARELA contre les TPE, qui nous semblent, justement, une chance à saisir.
Enfin, je suis membre du Groupe Collège animé par René Rémond (groupe Humanités) chargé de relire les programmes du collège pour en faire mieux valoir les points de cohérence. Dans ce cadre, les langues anciennes sont présentes au même titre que les autres disciplines.
RD – Une ligne de fracture traverse actuellement l’enseignement des langues anciennes, opposant d’un côté les tenants de la langue, de l’autre ceux de la civilisation. Cette formulation est bien sûr réductrice, mais claire. Que pensez-vous de cette fracture, et quelle voie préconisez-vous pour votre part ?
Anne Armand – Je pense que les nouveaux programmes ont clairement défini les apprentissages de lexique, de morphologie et de syntaxe qui permettent d’étudier le latin et le grec au collège et au lycée. Si fracture il y a, elle n’est pas entre les tenants de la langue et ceux de la civilisation, mais entre ceux qui voudraient continuer comme avant (on apprend d’abord la langue, on verra ensuite des textes) et ceux qui pensent pouvoir mener les deux de front. Notre obligation de réflexion tient aux chiffres des effectifs : quand on perd plus de 60 % des effectifs entre la cinquième et la troisième, c’est que l’enseignement ne convient pas aux élèves, ne les intéresse pas, au profit d’autres qui les intéressent plus. Je ne crois pas qu’un élève d’aujourd’hui s’intéresse à des apprentissages purement linguistiques. D’un autre côté, je ne crois pas non plus qu’on puisse l’intéresser longtemps avec des exposés sur des questions de civilisation. Mais plutôt que de répéter ce qui a déjà été écrit, je préfère renvoyer aux documents d’accompagnement des programmes, qui prennent le temps d’exposer ce point de vue.
RD – Certains pensent aujourd’hui que la filière de lettres telle qu’elle a vécu, à son apogée, n’est pas transposable dans notre monde moderne, sans être profondément réformée. On peut opposer deux tendances, l’une qui s’appuierait sur l’histoire et la philosophie, l’autre sur la littérature et la langue. Quelle est votre sentiment sur cette délicate question ?
Anne Armand – J’ai participé aux travaux de réflexion du groupe lycée, chargé l’an dernier de réfléchir au lycée de demain. J’ai proposé dans ce groupe une restructuration de la voie littéraire autour de l’histoire, du droit, et des lettres. Aujourd’hui il semble qu’une autre voix se fasse entendre, qui pense à une restructuration autour de la philosophie et de l’histoire. Vous vous doutez que je ne peux adhérer à un effacement de la littérature (française et antique) dans cette filière. Je ne vois d’ailleurs pas comment cela pourrait se faire.
Ce qui est à peu près certain, c’est que la série littéraire atteint aujourd’hui un seuil qui la condamne à terme. Dans certaines académies, elle est déjà passé en dessous du seuil des 10 % d’élèves.
Par philosophie personnelle, je ne crois pas que les solutions soient derrière nous, je pense au contraire qu’elles sont à inventer. Je ne défends donc pas un retour vers une filière littéraire « pure et dure » (comme certains la souhaitent, en voulant par exemple rendre le latin obligatoire), mais je défendrai ardemment la place de la littérature dans une série « littérature et sciences humaines ». Si vos interlocuteurs sont intéressés par cette question, je signale que le rapport du groupe lycée (commission « Belloubet ») est consultable sur le site du ministère.
RD – La révolution pédagogique qui a suivi mai 1968 avait pour ambition d’offrir la culture pour tous ; elle a écarté durablement les langues anciennes. N’avez-vous pas le sentiment que l’Éducation Nationale est à cet égard passé à côté de quelque chose de grand, au moment même où elle pouvait toucher au but ? J’entends par là que très longtemps, depuis les débuts de la scolastique, la pratique du latin et du grec a été la marque de l’élitisme. A la fin des années 60, on aurait pu rêver des enfants d’une nation toute entière étudiant le grec et le latin. C’était possible, il suffisait de rendre le latin et le grec obligatoire pour tous. Un tel phénomène n’aurait pas été vu depuis l’effondrement de l’Empire Romain, et plus généralement du monde antique. Beaucoup de professeurs de lettres classiques évoquent avec un douleureux sentiment de regret cette occasion manquée. L’actuel gouvernement se réclame d’un nouvel humanisme. Ne pensez-vous pas qu’un humanisme nouveau ne saurait faire son deuil des humanités ?
Anne Armand – Je ne vois pas comment le gouvernement actuel, à travers ses ministres de l’Éducation qui sont philosophe pour l’un et littéraire pour l’autre (sans compter sur le nouveau Doyen de l’Inspection Générale, qui est historien), songerait à faire le deuil des humanités ! J’ai déjà parlé du groupe René Rémond, dit « Groupe humanités », créé justement par le ministre.
La question me paraît autre, et la formulation de votre réflexion la révèle : et si on rendait obligatoire le latin et le grec … Je ne peux m’empêcher de songer à ceux qui sont prêts à imposer leur façon de voir le monde à ceux qui ne sont pas d’accord avec eux ; je ne saurai être de ceux là. Le latin et le grec ont fait notre bonheur, et nous souhaitons offrir le « privilège » de cette culture (je reprends là les mots d’Heinz Wismann) au plus grand nombre. Or les élèves, et leurs parents, pour le moment, ne veulent pas de cette culture. Tentons de les convaincre de ce « privilège » au lieu de vouloir imposer notre culture. Qu’est-ce qu’un nouvel humanisme qui s’imposerait par l’obligation ?
Je reçois de différentes régions de France des témoignages passionnants : ici et là, des professeurs ont su trouver l’appui de leurs collègues et de leur chef d’établissement pour faire vivre des sections de latin ou de grec qui comptent des effectifs respectables (je pense qu’on pourra très bientôt consulter sur le site de l’académie de Grenoble le résultat d’une enquête très parlante à ce sujet). Il faut échanger sur les raisons de ces réussites, raisons qui tiennent bien sûr à la qualité de l’enseignement, mais aussi à l’investissement dans les projets d’établissement, les conseils d’administration, les échanges européens … Je choisis de soutenir toutes ces initiatives plutôt que de militer pour imposer le latin et/ou le grec ; nous sommes dans l’ère du projet, pas de l’imposition d’un moule de formation.
RD – Merci à vous, Anne Armand, d’avoir choisi de répondre à ces questions pour le Café pédagogique.