Quelle place réserver à l’enseignement des sciences du vivant ? Quelle méthode pour rédiger les programmes scolaires ? Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle et aux Universités de Gdansk (Pologne) et Kunming (Chine), évoque « un impératif moral absolu » pour mieux former la nouvelle génération aux SVT. Horaires, formation des enseignants, interdisciplinarité sont des points à améliorer rapidement. Le maintien des 3 spécialités de la première à la terminale est aussi demandé. Le scientifique dresse la liste d’autres crises qui vont arriver comme la pollution par les métaux lourds et les perturbateurs endocriniens. À la tête de la récente fédération Biogée, Marc-André Selosse mobilise avec un manifeste sur le renforcement des bio-géosciences.
Quel constat dressez-vous sur l’enseignement du vivant en France ?
Je pars d’un constat vraiment important : le fait d’être vivant et d’avoir un environnement est une donnée quotidienne. Ce n’est pas un artifice : dans l’actualité récente, on remarque que les gens ne comprennent pas assez ce qu’est le vivant. Comment bien manger ? Est-ce qu’il faut être vacciné ? Comment consommer d’une façon qui abîme le moins la planète ? Notre lien au vivant, pourtant essentiel et toujours présent, est caché et corrompu. Je pense qu’il y a un impératif moral absolu à construire une génération qui soit à même de ne pas refaire les erreurs environnementales et sanitaires que la précédente.
La question du vivant, hélas, est largement effacée de l’enseignement, du primaire au supérieur. Nous avons tendance à ajouter des rustines pour la biodiversité ou le climat, pour la prévention du sida ou de la toxicomanie… Or, d’autres crises qui vont arriver, par exemple, celle de la pollution par les métaux lourds : aujourd’hui, on mange trop de cadmium à cause de l’abus d’engrais minéraux ; je pourrai parler aussi des microplastiques et des perturbateurs endocriniens. Tout cela monte et va ravager.
L’idée est de former une génération qui comprenne les règles sous-jacentes et simples de physiologie, d’écologie et de biologie évolutive. Il faut donner les clés, un décor intellectuel pour comprendre la complexité du monde et pour saisir tous les problèmes, présents ou à venir, quels qu’ils soient.
J’ai l’impression que tous les pays occidentaux sont concernés par ces problématiques. En Chine, où j’enseigne, j’observe paradoxalement une dimension plus écologique de la formation des jeunes. Le pays des Lumières doit reprendre sa tradition de locomotive.
Concrètement, que faire pour la formation ?
Au primaire, les professeurs ne sont pas formés pour l’enseignement des sciences du vivant. Les collègues du primaire ont beaucoup d’autres choses à faire et n’ont pas toujours la formation adéquate.
Les professeurs de sciences de la vie et de la Terre (SVT) du secondaire qui ont envie pourraient donner un coup de main aux enseignants du primaire, moyennant une formation pour s’y préparer. Il y a aussi des professeurs des écoles qui ont un bagage scientifique ou qui sont naturalistes par goût – certains portent des initiatives splendides. Il faut les mobiliser pour former leurs collègues enseignants : les ressources humaines sont riches dans l’Éducation Nationale. Enfin, il faut améliorer les maquettes de formation dans les INSPE : le ministère a la main ! Dans l’un d’entre eux, je découvre que sur deux ans, il n’y a que 6 heures d’éducation au développement durable pour les futurs enseignants !
Dans le secondaire, il y a clairement un problème d’horaires qu’il faut regarder en face. Avec la crise sanitaire et les problèmes liés à la vaccination, on réalise qu’il y a besoin de davantage de temps pour enseigner les SVT et que cela fait partie de l’enseignement civique (dont le programme, regardez-le bien, ignore cela – B.O. n° 30 du 26-7-2018). Les SVT sont aussi importantes que la physique-chimie ou l’histoire-géographie. Donc, à importance égale, horaires égaux !
En histoire-géographie, on regarde l’histoire de notre société et la façon dont elle se déploie dans le monde actuel. En SVT, on regarde l’histoire de l’homme et des écosystèmes et leur déploiement dans l’écologie globale actuelle. Deux piliers complémentaires, c’est insensé de ne pas l’acter : pis, cela mutile la jeunesse.
Et concernant les programmes ?
La méthode de rédaction des programmes est aussi à revoir. Ils sont écrits par des commissions séparées par discipline ; or, il faudrait croiser leurs travaux pour établir des complémentarités, de thèmes communs ou complémentaires. Après tout, c’est une unique cervelle qu’on forme, pas un tas de boîtes aux lettres séparées !
La procédure actuelle enterre toute interdisciplinarité, et on réduit trop les thèmes, illusoirement, à une discipline. Les SVT par exemple traitent de sujets qui n’appartiennent pas qu’à elles, bien sûr. La sexualité demande une approche littéraire aussi ; la notion de risque appelle les mathématiques ; le climat n’est rien sans physique-chimie. Bien plus : des sciences sans histoire des sciences ou sans épistémologie, c’est boiteux ! Il faut des éléments de programmes à traiter en interdisciplinarité. Pour une meilleure coordination, cela devrait être écrite noir sur blanc dans les programmes. L’enjeu est de mieux comprendre chaque objet. Enfin, la mobilisation de plusieurs disciplines augmente la probabilité qu’un enfant accède à la compréhension par le biais d’une des disciplines (ou l’un des enseignants) qu’il aime davantage.
Concernant le secondaire, en voyant nos problèmes environnementaux et sanitaires, nous aurions intérêt à refaire les programmes rapidement… Il y a urgence, mais il faudra agir sans hâte pour autant : une consultation large, ouverte, méditée plus que la hâte d’un mandat ministériel, s’il vous plait !
Un point particulier pour la spécialité : je fais partie de ceux qui croient qu’avoir deux spécialités en Terminale est une spécialisation trop précoce, qui handicape la suite des études en écartant la multidisciplinarité. Pour les SVT, on n’est pas biologiste sans physique-chimie ou sans mathématiques. De ce point de vue, nous formons des biologistes avec des lacunes. Imposer un choix aussi strict en Terminale n’est pas adapté à un jeune de 16 ans : on devrait donc conserver les 3 spécialités avec 4 heures d’enseignement chacune en Terminale.
En conclusion ?
L’enseignement est un cocktail et comme tout cocktail, il y a un équilibre à trouver. Aujourd’hui, on observe tristement que chaque discipline se bat pour ses heures et non pour une vision d’ensemble au service du pays et de la jeunesse. Il n’y a pas de prise de conscience collective ni interdisciplinaire de l’importance stratégique de l’enseignement… C’est au moins aussi stratégique que la défense nationale : or, on ne change pas de stratégie de défense tous les 5 ans ! Il faut travailler dans la durée et dans le consensus. Quelle jeunesse nous voulons ? Pas celle d’hier, ni donc la formation d’hier : demain, offrons le monde vivant à la jeunesse.
Entretien par Julien Cabioch
Manifeste de la fédération Biogée
https://www.biogee.org/wp-content/uploads/2022/11/Manifeste_federation_Biogee2022.pdf
Dans le Café
Marc-André Selosse : La disparition silencieuse des SVT
http://cafepedagogique.net/2019/05/07/marc-andre-selosse-la-disparition-silencieuse-des-svt/
Marc-André Selosse : Changer d’époque avec le nouveau programme de SVT
http://cafepedagogique.net/les-archives-du-cafe/
Marc-André Selosse : Un nouveau regard sur le microbiote