Au coeur des établissements scolaires, avec le numérique, on bricole beaucoup… Reprenant à Claude Lévi-Strauss ce terme de bricolage ou à Michel de Certeau celui de braconnage, nous voulons montrer que la réalité des pratiques n’est jamais l’exacte reproduction des récits médiatiques, des dictats politiques ou encore des préconisations, recommandations et autres injonctions, parfois paradoxales. Aucun domaine n’y échappe, de l’apprentissage de la lecture à l’utilisation du numérique, même la loi n’y peut rien (cf. le socle commun et le B2i). Michael Huberman l’avait déjà écrit dans « Comment s’opèrent les changements en éducation : contribution à l’étude de l’innovation » (BIE UNESCO 1973).
Bien sûr c’est l’ensemble de ces documents qui devrait être remis à la lecture publique, et en particulier pour ceux qui entendent gouverner. On peut lire ici le rapport de M Huberman. Même si les travaux de Huberman peuvent sembler ancien (pensez donc ils ont près de quarante-cinq ans !) ils restent un cadre d’analyse de base et indiquent des directions dont nombre d’auteurs actuels ne renient pas les approches (pensons ici, entre autres, à Françoise Cros ou encore à Monica Gather Thurler). Quand on analyse l’histoire de l’informatique à l’école, on retrouve bien sûr là aussi des éléments qui confortent cette analyse qui est pourtant antérieure à son développement dans la société (changement exogène).
Les débats actuels sur l’avenir de la politique du numérique en éducation sont apparemment en sommeil. Le changement de responsable à la Direction pour le Numérique en Education (JM Merriau a été nommé ce vendredi 27 avril 2018) agitent les acteurs du milieu, ces annoncent n’intéressent pas les équipes éducatives qui attendent surtout des directives sur plusieurs points essentiels : la place des smartphone dans les établissements, la certification des compétences numériques des élèves, l’avenir des expérimentations pédagogiques, les résultats des recherches (en particulier e-Fran), et surtout la place du numérique dans les didactiques et la pédagogie (classe inversée… twitt, class)… Nous ne parlons pas des suites du grand plan numérique et autres projets (hormis e-Fran, mais on sait pourquoi au vu de la confiance du ministre envers les sciences cognitives) lancés par la précédente législature dont on a pu comprendre qu’il valait mieux les considérer comme terminés. Et que trouve-t-on, une interview du secrétaire d’état Mounir Mahjoubi qui parle d’éducation et de Parcoursup (entre autres) et des directives du ministre JM Blanquer sur le travail à l’école primaire. On a l’impression d’un grand écart. Il est vrai que pour utiliser les moyens numériques, mieux vaut savoir lire… mais surtout il faut aussi comprendre et l’apprentissage du code n’y suffit pas plus que la méthode syllabique. Et justement les critiques faites à ces annonces portent sur l’écart avec les réalités quotidiennes du travail enseignant.
Depuis l’arrivée de l’informatique dans le système éducatif au début des années 1960, nous avons assisté, de manière analogique au phénomène désormais tombé en désuétude du développement des photos papier, au moment où, dans le bac du révélateur, apparaît l’image finale : chaque fois qu’une avancée technologique a eu lieu, elle a servi de révélateur du fonctionnement social et scolaire et on a pu lire les limites du système éducatif à la prendre en compte, en particulier pour ce qui est de la mission principale de l’école : l’instruction et l’éducation. Deux éléments concourent à cela : d’une part une vision égalitariste jacobine et centralisatrice des décideurs et d’autre part une incapacité à penser la scolarisation, John Dewey l’avait déjà indiqué au début du XXè siècle, dans une véritable liaison avec la vie sociale. L’image qui émerge du bac de révélateur n’est pas celle que l’on croyait avoir prise avec l’appareil photo argentique. La pellicule ne trahit pas autant que les logiciels de retouche photo ! La réalité est là, modeste, essentiellement individuelle et hétérogène, alors qu’on croyait avoir photographié une volonté politique générale et homogène dont l’effet aurait été complet.
Comme le montre nombre de commentaires sur les injonctions du ministre sur la lecture, l’écriture et le calcul, la liberté pédagogique c’est d’abord « l’obligation de contextualisation ». Plus qu’une obligation c’est une nécessité. Systématiser et généraliser ne fonctionne pas si la contextualisation n’a pas lieu. Les nombreuses tentatives de diffusion des innovations, des bonnes pratiques voire des recherches scientifiques se heurtent à ces contextes. Le numérique en milieu éducatif n’échappe pas à cela. Regardons les propos sur la classe inversée qui s’est progressivement mise au pluriel… Ce pluriel est bien le signe de cette contextualisation qui rend si difficile voire impossible la systématisation de certaines pratiques ou de certaines méthodes.
Derrière ce questionnement il y a le renouveau d’une pensée scientiste : la science exacte s’applique à tous. La recherche de solutions universelles à des problèmes du quotidien est actuellement porté par la généralisation de l’informatique et de ses descendants. Big data, intelligence artificielle, algorithme, autant de termes qui tentent d’accréditer cette thèse d’une science explicative triomphante qui pourrait alors dire aux enseignants comment faire au quotidien. Dans le même temps, on défend notre liberté pédagogique et dans le même temps nous voulons des directives et des explications. Chacun de nous semble porter en soi cette contradiction dans ses analyses. C’est à Condorcet que l’on doit ce questionnement pour l’enseignement. Le siècle des lumières influencerait-il nos décideurs ?
Le développement de l’informatique et du numérique en éducation est en cours de transformation : les débats semblent se succéder, mais aucune ligne de force ne se dégage. La méthode des innovations a montré ses limites du fait de l’importance des contextes. La méthode de l’injonction (cf. le B2i) a elle aussi montré les mêmes limites. Au-delà de la technicité de l’action enseignante (professionnalisation) il y a la culture et la posture. La première relève de la connaissance en construction, la seconde du fonctionnement mental et affectif. En observant les transformations du quotidien, on peut commencer à déceler les changements en cours. Vouloir les contraindre est vain, vouloir les laisser faire improductif. C’est un aller-retour constant qui permettra de faire émerger une méthode : un ministre ne gouverne pas les enseignants et les enseignants ne gouvernent pas le ministre : le numérique, agissant comme un perturbateur endocrinien plus que comme un virus (voir une précédente chronique), est désormais présent dans l’esprit de chacun des enseignants. Les pratiques qui y sont liées, d’adoption ou de rejet, partielles ou totales, sont le signe de ce changement. D’aucuns se sont empressés d’annoncer des révolutions immédiates, mais c’est oublier qu’un organisme complexe est d’abord régis par une tendance homéostasique qui ralentit les changements imaginés, le monde scolaire en est un bon exemple. La première contextualisation c’est l’enseignant lui-même, son histoire, sa culture…
Bruno Devauchelle
Les chroniques de Bruno Devauchelle
Quelques citations extraites du texte de M Huberman
« Les enseignants, en particulier, ont tendance à résister à tout changement qui leur enlève une part de leur autorité sur la classe. »
« Ceux qui lancent le plus souvent des innovations et ceux qui les acceptent le plus volontiers présentent un certain nombre de traits communs, notamment la confiance en soi, la disposition à assumer des risques, la jeunesse, un statut social plus élevé, des contacts plus étroits que la moyenne en dehors de leur communauté immédiate, et une tendance 5 se faire les guides de leurs collègues. »
« Même dans les périodes d’évolution sociale accélérée, les écoles changent très lentement et doivent souvent subir de fortes pressions extérieures pour modifier leurs pratiques existantes. La société a créé des institutions comme les écoles afin d’assurer la continuité sociale et elle a engagé des professionnels pour y travailler. »
M Huberman avait aussi écrit avec R.G. Havelock un document de référence disponible ici intitulé « innovation et problèmes de l’éducation dans les pays en voie de développement » (UNESCO 1980)