Au coeur de différentes études critiques publiées ces dernières années se trouve l’aphorisme suivant : « le numérique en éducation ne vaut que par la pédagogie qui invite à l’utiliser ! » Après avoir souvent entendu dans les propos volontaristes de responsables politiques ou autres promoteurs des équipements numériques que le numérique allait transformer la pédagogie et qu’on verrait probablement une pédagogie numérique émerger, on ne peut que s’interroger. Appelée de ses voeux sous cette formulation, cette approche certes séduisante reste très éloignée de la réalité quotidienne. En sortant ici des rituelles explications comme pas de moyens, pas de formations, pas de ressources, infrastructures sous dimensionnées et des rituels plans qui y font écho, l’analyse révèle qu’il y a un espace d’incompréhension entre différents acteurs. Cette incompréhension repose en partie sur le fait qu’il y a plus d’imaginaire que de réel constaté autour de la pédagogie, du numérique et plus globalement de l’éducation.
Trop d’imaginaire…
L’écart entre les propos et les faits est le signe principal de cet imaginaire. Une réflexion sur la pédagogie est un moyen de tenter de tordre le cou à cette incompréhension mutuelle. Commençons d’abord par voir le sort fait aux pédagogies nouvelles dans le système éducatif. Il est assez étrange de constater le paradoxe d’une forte estime pour les mouvements des pédagogies nouvelles avec leur marginalisation dans les pratiques et même les discours. Certes on pourra dire que la diffusion de certaines idées de ces mouvements dans le système éducatif global est réelle, mais l’écart entre l’estime à l’égard de ces idées avec leur mise en pratique reste important. On peut d’ailleurs s’interroger sur les propos répétitifs et obsessionnels parfois qui disent que le numérique transforme la pédagogie, sans s’interroger sur cette histoire des mouvements divers en pédagogie et leur dissémination dans le système. On peut aussi s’interroger sur cet entêtement autour des innovations et autres bonnes pratiques si souvent mises en avant, en vue de leur partage et la traduction effective dans le système global. Celui-ci serait-il ingouvernable au point de ne pas pouvoir « disséminer » les pratiques qui semblent intéressantes (si tant est qu’elles le soient réellement) ?
Quand on parle de pédagogie, on parle souvent dans le vide. Rappelons ici deux fondamentaux : enseigner s’appuie sur deux éléments, la conduite de l’activité de ceux qui apprennent et le travail des objets d’apprentissage. La confusion entre les deux pôles est lié au fait que dans la pratique ils interfèrent constamment. Cela amène à mettre sous le terme pédagogie l’ensemble de l’action enseignante. Or cette vision néglige les contenus disciplinaires qui constituent la base de l’enseignement en France. Certains pays donnent une place plus importante aux dimensions plus globales ou méta (apprendre à apprendre, conduire des projets etc.) et sont moins bloqués sur les découpages disciplinaires. Donc non seulement la dimension pédagogique est plus importante, mais il y a aussi l’approche inter-pluri-trans- disciplinaire qui a tant de mal à être traduite concrètement dans les enseignements en France (cf les modules, les AP et autres TPE, EPI, IDD etc.).
Une autre raison donne au mot pédagogie sa puissance dans l’imaginaire : tout le monde peut en parler. Chacun s’autorise à parler de pédagogie, mais beaucoup moins de didactique par exemple. Autrement dit chacun à une conception de l’enseignement implicite ou explicite, mais qui va rarement au-delà des allant de soi, des a priori quand ce n’est pas simplement des souvenirs d’enfance. L’ordinateur et ses dérivés numériques, en faisant leur entrée dans les foyers après avoir modifié nombre de postes de travail et donc l’activité professionnelle, ont été associés à l’insertion sociale et professionnelle et donc par rebond à l’enseignement et au parcours scolaire. Cette convergence entre ces différents éléments amène à des confusions, mais surtout des amalgames. Là encore l’imaginaire joue un rôle important. En regardant à la maison l’écran et en voyant le foisonnement informationnel et communicationnel auquel il donne accès, alors que le monde académique en était depuis longtemps le vecteur/goulot privilégié, la question de l’apprentissage liée à la réussite scolaire est inévitablement associée. C’est autour de cette prise de conscience que se développent les comportements d’achat des foyers, de la tablette pour le plus petit à l’ordinateur portable pour le plus grand…
Le numérique pédagogique : mystère ou individualisme ?
Mais la pédagogie, au-delà des discours, reste pour beaucoup, un mystère, voir un miracle, même si on en parle souvent sans jamais entrer dans le détail. D’ailleurs les discours officiels en jouent, y ajoutant les mots symboles : différenciation, collaboration, interactivité, évaluation etc. (cf. l’appel à projet collège numérique). Tout cela reste pourtant très incantatoire. Or, au quotidien, pris dans la complexité d’une organisation humaine et ses contraintes (forme scolaire), les enseignants sont très démunis individuellement. Malgré les nombreuses invitations à « jouer collectif » au sein de l’établissement, cela reste manifestement difficile. Ecoutant aussi bien les jeunes que les anciens, ceux du primaire que ceux du lycée, écoutant même les formateurs des ESPE et autres institutions de formation, ce qui fait défaut, dans de nombreux établissements, c’est le travail en commun, en équipe, à l’échelle de l’établissement.
Au travers des nombreux projets sur le numérique accompagnés depuis plus de trente ans, on peut effectivement faire l’hypothèse que le mythe pédagogique lié au numérique est d’abord lié à des formes d’individualisme institutionnel. Même s’il n’est pas totalement généralisé, il est fondamental dans l’identité professionnelle. Or c’est cet individualisme qui est le terreau des difficultés d’évolutions pédagogiques avec ou sans numérique. Mais il faut ici préciser que ce n’est pas péjoratif de parler d’individualisme, c’est simplement l’expression de la difficulté de nombre d’enseignants de sortir d’une forme d’isolement professionnel. Enseigner en groupe, partager ses supports, partager ses questionnements professionnels, engager des projets collectifs, cela reste encore une difficulté aussi bien organisationnel (quel temps pour cela ?) que personnel (image de soi et comparaison). La centration sur l’enseigner au détriment de l’apprendre à probablement une importance dans cette attitude.
La pédagogie numérique n’existe pas…
Qu’on le veuille ou non, ce n’est pas le numérique qui transforme la pédagogie. Pas plus qu’il n’y a de culture numérique, il n’y a de pédagogie numérique. Par contre il y a une société dont les « liens profonds entre humains » sont en train d’évoluer sous l’effet des objets numériques et des usages associés. C’est en quelque sorte le ciment social qui est en cause. Or ce ciment social, la scolarisation en a une grande part de responsabilité. Il semble que le monde scolaire ne parvienne pas à définir un renouvellement allant dans le sens de la prise en compte de cette évolution. C’est pourtant bien à l’échelle locale, dans la proximité physique, l’établissement, la commune, l’entreprise, etc. que doit se construire le ciment social. Parler de pédagogie sans entrer dans le concret de la pratique et de ses contraintes est vain. Vouer l’ensemble du numérique en milieu scolaire aux gémonies en oubliant qu’il est omniprésent dans la société c’est de l’irresponsabilité éducative. Les uns comme les autres ont du mal à « aller voir de près ». C’est ce que nombre de think tank aussi bien qu’institutions et politiques font, oubliant que la pédagogie c’est d’abord de l’humain et en proximité.
Bruno Devauchelle