par Isabelle Lardon
Le GFEN (Groupe Français d’Education nouvelle) vient de dérouler son congrès, du 6 au 9 juillet : 4 jours de réflexion statutaire, militante et pédagogique à Saint Ouen (93). Tous les 3 ans un congrès permet aux adhérents et militants de se retrouver pour faire le point et dresser des perspectives pour les 3 années suivantes.. Mais c’est aussi l’occasion pour les participants d’échanger, de se former dans des ateliers et tables rondes organisés dans une ambiance studieuse et conviviale à la fois.
Ils sont arrivés à Saint Ouen de toute la France, et même de Suisse et de Belgique)… Ils sont enseignants dans des classes du 1er ou du 2nd degré, ou enseignants « hors de la classe » – comme les nomme le ministère dans sa note sur les « gisements d’efficience », en les opposant aux premiers – c’est-à-dire formateurs, conseillers pédagogiques, membres de RASED, directeurs de SEGPA et autres enseignants qui ne sont pas face à élèves.
Ils sont aussi représentants syndicaux, membres d’associations amies (CRAP, CEMEA, ICEM, FNAREN, AGSAS, APFEE…). Ils viennent d’autres professions du champ éducatif ou de l’animation, ou bien encore sont étudiants… Ils sont de simples adhérents au mouvement, membres actifs, responsables de groupes locaux ou de « secteurs » disciplinaires (écriture, langues, philosophie, maternelle…). C’est ainsi que le mouvement est structuré dans ses activités. Sans oublier les représentants de l’Institut Henri Wallon, fondé à faire vivre les idées du célèbre psychologue français, président du GFEN jusqu’au début des années 60.
Au matin du premier jour, devant une centaine de militants, Jacques Bernardin, président en exercice, ouvre les travaux, réaffirmant la marque de fabrique du mouvement : le fameux « tous capables », à appliquer aussi à son mouvement pour « passer du défi aux actes et de questionner ses pratiques ».
Quelques idées essentielles vont être le fil d’Ariane du congrès : le déterminisme et le fatalisme n’existent pas, on peut agir collectivement et se développer.Le GFEN veut penser la place de l’Ecole dans la société, impulser la démocratisation, lutter contre les conceptions fixistes des choses déterminées à l’avance. Il interroge le concept d' »égalité des chances » lorsqu’il ssert à justifier les inégalités devant l’accès au savoir. Il préfère parler de « considération personnalisée à chaque élève » en tant que sujet plutôt que d’individualisation comme seul traitement des différences. Il refuse de baisser les bras devant les théories innéistes qui naturalisent les différences, glorifient les aptitudes et les talents, où chacun vit son sort en compétition avec son voisin.
Après les déclarations d’intention, place à la mise en œuvre. Comme à son habitude, l’équipe responsable a préparé des ateliers, animés par des militants chevronnés, dans le but de permettre aux participants de vivre des démarches spécifiques et de s’approprier « du pouvoir d’agir » (Y. Clot).
Pour rendre la réussite possible, quels défis sont à relever, surtout sur des terrains dits « difficiles », en RASED, en SEGPA, dans des projets de lutte contre l’illettrisme, avec les parents d’élèves… ? Si l’égalité se construit, quelles pratiques d’animation vont provoquer des renversements dans les têtes de ceux qui apprennent ?
Dans le théâtre mis à disposition par la mairie de Saint-Ouen, Sylviane Giampino vient apporter son regard de psychologue, psychanalyste. Elle est l’auteure, avec Catherine Vidal, neurologue, de ce bouquin « dérangeant » qui nous fait toucher du doigt la différence entre prévention et prédiction. Elle nous met en garde le congrès contre les questionnaires comportementaux diffusés en France un peu partout pour permettre d’évaluer dès l’âge de 3 ans des comportements déviants et de déterminer des sujets à risques… (voir aussi notre précédent dossier)
Jusque tard dans la soirée, les militants les plus impliqués dans l’association se répartissent en commissions statutaires avant de proposer les résolutions aux votes. Chacun prend la parole dans un climat parfois consensuel, parfois plus électrique. Quand le débat porte sur des combats d’idées, on ferraille, on s’empaille, on se tiraille, parfois sur des détails. Pas facile de se mettre d’accord, lorsque la situation politique, sociale, pédagogique semble si tendue, si loin des idées du mouvement.
Jean-Yves Rochex : « le petit d’homme se construit dans un conflit de normes. »
Jean-Yves Rochex, sociologue à Paris 8, fait une intervention très remarquée, précise et documentée. Citations d’Henri Wallon en renfort (c’est dans les « vieux pots qu’on fait la meilleure soupe… »), il centre son propos sur le rapport entre l’individuel et le collectifu, une des tensions majeures du métier d’enseignant. Il refuse la prescription du rapport Thélot, invitant l’école à « s’adapter à toutes les différences » et à « mettre en oeuvre l’individualisation », dans une logique de « dépistage » des élèves « porteurs de risque ». « En naturalisant les choses, on s’interdit de les transformer, on se contente d’adapter ». Pour Jean-Yves Rochex, cette logique est un véritable « aveuglement sociologique ». Mais alors, quelles pistes ? Reprenant son habit de psychologue, Rochex propos de creuser « le rôle de l’autre dans la conquête du moi » grâce aux ressources de Wallon
Parce que petit d’homme est le moins développé de tous les animaux à la naissance, il est entièrement dépendant de son entourage. Et « c’est dans les mouvements d’autrui que ses attitudes prendront forme » dit Wallon.
Son développement est avant tout social, par la médiation d’autrui : « personne n’apprend tout seul à marcher, à parler. Cela procède toujours d’une médiation asymétrique, avec quelqu’un qui sait mieux, le parent, l’adulte, l’enseignant, le pair ». L’enfant va réduire par degré sa dépendance à l’égard d’autrui et à l’égard des choses. Le psychisme s’approprie un patrimoine d’objets techniques, dans chacun des milieux dans lesquels il vit, qui peuvent être en concordance, en discordance, voire en affrontement ou en conflit (école/famille par exemple). En effet, « ce processus s’accomplit dans des rapports pluriels et conflictuels », dit Jean-Yves Rochex. Parce que les techniques sont l’objet d’une production sociale et historiques, elles ne relèvent pas du bon vouloir ou de la bienveillance d’une personne. Les techniques ont des grammaires impersonnelles normées, normatives, mais pas normalisantes. Le processus d’individuation (le fait que chacun s’approprie ces normes) se construit dans un débat contradictoire entre ces différéntentes normes (le débat de normes).
Il cite à nouveau Wallon (« La personne est un processus de conflictualité ») et Canguilhem (« Le sujet est le complément des normes » ). Le sujet n’a de forme et de contenu que dans les normes, il est effet des normes et effort d’affranchissement des normes ». Rochex s’inquiète donc d’une idéologie qui nie la conflictualité de la norme : « on réduit au silence des normes contestées, la conflictualité ne s’élabore pas et devient symptôme ». Pour lui, la société renonce à l’exigence et prône le « développement séparé de différents types d’individus les uns à côté des autres. C’est, je crois, l’étymologie du mot apartheid ». Comme d’habitude, la conclusion de Rochex est percutante.
Des ateliers pour illustrer le proposDans les ateliers qui ont suivi, le « comment s’organise le rapport à la norme ? » est abordé par la focale des pratiques artistiques, de la langue, de la ponctuation à l’écrit, de l’activité enseignante, etc… Il faut des codes pour qu’on se comprenne; c’est le rôle de la ponctuation dans un texte par exemple. Mais les codes sont aussi faits pour être transgressés ; pour un effet poétique et créatif, on pourra parfaitement se passer de la ponctuation. Un parallèle peut être fait dans l’analyse du travail entre le « genre », règles de métier, savoirs incorporés qu’on fait de façon routinière et le « style », interprétation personnelle de ces règles pour les mettre à sa main. Là encore Yves Clot est un recours important dans la réflexion.
Au 3ème jour, la thématique du partenariat poursuit celles des jours précédents : « Agir collectivement pour s’émanciper ». Les ateliers proposés permettent d’analyser les rapports entretenus par l’éducation nouvelle et des partenaires, ici et ailleurs, dans des actions menées avec des villes, des autres associations, dans des formations de différents professionnels autres qu’enseignants, à l’intérieur du LIEN (réseau international d’éducation nouvelle), etc… L’objet de réflexion de la table ronde est complémentaire : quels enjeux pour la cité… sur quels leviers agir… Le GFEN a invité la secrétaire générale de la FSU, Bernadette Groison, et une élue de la mairie d’Aubagne qui précise le sens qu’elle met à son action : « Les questions d’éducation traversent le champ du politique. Modifier les rapports humains, les rapports de force, c’est possible, quand il y a une réelle volonté d’être dans un processus d’insertion sociale et de démocratie participative. A Aubagne, on met en lien le travail local avec l’échelon international : des actions avec des associations de femmes aux forums mondiaux… »
Pierre Dardot, philosophe, co-auteur de « L’appel des appels », appelle à une « insurrection des consciences ». Il fait référence à Michel Foucault et à ses travaux sur la « gouvernementalité ». La définition de gouverner est : « conduire la conduite des hommes, agir sur les actions possibles des individus ».
« Gouverner, ce n’est plus commander, c’est conduire indirectement vers le but souhaité, agir sur les motivations à agir et obtenir ce que l’on veut sans avoir à le demander… C’est tellement mieux »
A ceux qui pensent qu’on est dans une logique seulement économique, avec une gestion comptable des moyens, il explique qu’on est dans « une tout autre logique, d’extension du pouvoir de l’Etat, d’élargissement de la notion de performance du monde du marché à la sphère des services, une logique de concurrence et de performance ». On cultive l’évaluation quantitative (évaluation par le supérieur hiérarchique et auto-évaluation…). Le seul individu est responsable de ses actes, dans une perspective totalisante et individualisante à la fois : « l’individu devient comme entreprise de soi ».
La salle est sous le choc : « On est bien loin de l’idée un peu machiavélique d’un apprenti sorcier inconscient, d’un big brother dans la toute-puissance ». « Tout se tient, ce ne sont pas des petites choses mises bout à bout… ».
Voilà, c’est presque fini. Il a fait une chaleur étouffante dans ces salles de classe mais l’ambiance de travail a été époustouflante. Les congressistes repartent après avoir fait le point en groupes sur les stratégies de développement et les projets d’actions. Jacques Bernardin cite une nouvelle fois Wallon : « La pensée part de l’action pour retourner à l’action ». Il est question d’animer un groupe local, préparer un stage de rentrée, travailler avec les parents, traiter les demandes de formations, préparer les prochaines rencontres. Le vendredi est réservé à l’assemblée générale. Le texte d’orientation fait encore l’objet d’explications, précisions, négociations… Normal, il engage l’éthique du mouvement. Le budget amène encore des questions. Jacques Bernardin est réélu président, Philippe Lahiani est trésorier, un secrétariat collectif est mis en place.
Commentaire personnel
Dans la conjoincture actuelle, il semble important de souligner la rigueur de travail des militants du GFEN. Etant donné la décision ministérielle de supprimer la moitié des détachements dont le GFEN bénéficie, il paraît important aussi de montrer combien l’apport de ce mouvement dans la réflexion sur les pratiques professionnelles est indispensable… Les mouvements pédagogiques sont porteurs de savoirs d’expériences qui nourrissent les recherches actuelles dans tous les domaines.