Comment se fabrique le sentiment d’appartenance à une nation ? Sébastian Roché a lancé deux enquêtes très larges auprès des jeunes du sud est de la France. Il en tire un livre (La nation inachevée, Grasset) et des images précises des sentiments d’appartenance des jeunes et de la façon dont il se construit. Deux facteurs jouent beaucoup dans cette construction : le rapport que les jeunes entretiennent avec l’école et la police, les deux institutions qui symbolisent l’Etat dans leur univers adolescent. Pour S Roché les controles d’identité discriminatoires, l’échec scolaire tout comme la ségrégation sociale et ethnique à l’école jouent contre l’identification nationale. Pour lui l’Etat n’est pas la solution à la crise que nous traversons mais le poison qui l’entretient. Il s’en explique dans cet entretien.
On s’inquiète de l’abstentionnisme des jeunes lors des élections. A t-on raison ? Les jeunes rejettent-ils les valeurs civiques et nationales ?
La première chose que je constate c’est que les jeunes ont des idées bien arrêtées sur ces valeurs. Leurs opinions sont construites. On voit par exemple que les adolescents savent analyser les messages politiques. Par exemple Sarkozy est populaire auprès des adolescents qui se définissent comme conservateurs et catholiques alors que Hollande est mieux perçu chez les jeunes issus des minorités. On considère souvent que les jeunes n’ont pas de compétences politiques. On se trompe. Dès 6 ans on voit qu’ils sont attachés au principe de l’élection.
Sur le rapport au vote il faut bien voir que le vote est la manière que nous avons de nous mettre d’accord. Cela renvoie aussi à la souveraineté du peuple. Si les adolescents ne croient plus dans le vote ca veut dire qu’ils ne croient plus dans le principe fondamental que le gouvernement doit rendre des comptes au peuple. Et bien on voit que les jeunes sont attachés à l’élection et au vote. Il n’y a pas de désaffection majoritaire. Ceux qui se reconnaissent le plus dans le mécanisme de désignation des dirigeants sont les enfants du haut de l’échelle sociale, du groupe ethnique majoritaire. La réussite à l’école est aussi un élément majeurd adhésion à l’idée que le vote est important.
Beaucoup ont écrit sur les effets de la réussite scolaire sur les position socio économiques qu’on obtient. Quand les adolescents font l’expérience de l’échec scolaire ils ne croient plus dans leur capacité à influencer et ils ne croient plus dans le vote. C’est le cas aussi des jeunes des ghettos scolaires. L’effet scolaire sur le vote est donc important.
J’en profite pour noter la différence que les adolescents font entre l’école et leurs enseignants. Les élèves français ont moins confiance dans l’école que d’autres. Mais ils ont autant confiance dans leurs professeurs. Ils font la différence entre les relations interpersonnels et le cadre institutionnel qui les scolarise.
Quel est leur rapport à la laïcité ?
Les élèves sont très libéraux. Ils le sont d’ailleurs aussi pour leur identification nationale. Ils sont en opposition avec l’idéequ’il faut être français de manière exclusive. Leur idée de la nation ce n’est plus la nation exclusive. Ils défendent l’idée d’une laïcité inclusive dans laquelle les gens ont le droit de manger et de s’habiller comme ils veulent.
Quand on regarde les interdictions, que les élèves connaissent bien, ils sont partagés. Un tiers est pour l’interdiction des signes religieux à l’école, un tiers est contre et le reste ne sait pas. Mais le contexte scolaire a une grande influence. PLus ils sont dans un contexte scolaire défavorisé plus ils doutent qu’il faille interdire. Quand ils sont dans un établissement monoculturel de minorité ethnique ils doutent beaucoup de la valeur de l’interdiction.
Vous êtes critique sur l’école. Vous dites qu’elle « n’est pas le creuset de la nation » et que « le fonctionnement du système scolaire a sa part de responsabilité dans la désaffiliation nationale ». Que voulez vous dire ?
Dans ce livre je tente de voir l’école telle que les adolescents la voient. Et je vois l’effet de la relation aux professeurs, aux notes et du cadre scolaire. Ceux qui appartiennent aux catégories favorisées et à la majorité ethnique sont indifférents au contexte scolaire. Ils se reconnaissent dans l’identité française et dans la laïcité. Avec la socialisation familiale ils se reconnaissent dans un système politique qui leur donne une place privilégiée. Aujourd’hui où la France est devenu a-religieuse ceux qui se reconnaissent le plus dans les institutions sont les jeunes a religieux ou athés.
Les autres groupes sont plus affectés par le contexte scolaire. C’est le cas des jeunes musulmans de milieu favorisé. Ils se sentent souvent français quand ils sont dans des classes majoritairement blanches. Quand ils sont dans un établissement qui concentre les minorités leur identification est plus divisée. Ils ont des aspirations mais ils font une expérience qui les ramène vers un statut d’infériorité. Non du fait des enseignants. Mais du fait du cadre de l’école.
Vous dites que l’école privée a une place particulière
C’est une des découvertes de mes enquêtes. L’école privée est associée à une plus forte croyance dans le vote. Mai sl’adhésion au principe de laïcité y est plus faible. On assiste alors à une division des élèves. Les élèves athés d’une école privée ont tendance à se dégager des croyances de leur milieu d’origine. Ils croient moins dans la laïcité. Idem pour les catholiques pas pratiquant. Par contre si on regarde les croyants catholiques ou musulmans ils adhèrent davantage à la laïcité dans les écoles privées que publiques. C’est lié au fait que leur croyance est considérée comme normale dans un établissement catholique et qu’ils ne sont pas mis à l’index. La laïcité n’est plus perçue comme une menace.
Depuis 2015 il y a eu un gros effort pour réaffirmer les valeurs nationales avec le drapeau dans les salles de classe, la Marseillaise etc. Cela joue pour ou contre l’éducation civique ?
C’est difficile à déterminer. Cela montre surtout la manière dont est pensée la République par nos dirigeants : comme une sorte de religion. Comme si les symboles avaient une puissance magique. Or le fait d’exposer au drapeau n’a pas d’effet civique prouvé. Cela a par contre des effets sur la structure scolaire. Faire chanter la Marseillaise à des élèves d’établissement ghetto n’entraine pas d’attachement chez des élèves subissant la ségrégation. On adhère pas à une idée abstraite mais on s’attache à travers des personnes et des émotions. C’est la somme de ces émotions qui font qu’on se reconnait dans un emblème.
Dans cette situation que peuvent faire les enseignants ?
Ils ont déjà de très bonnes relations avec les élèves. Ils ne peuvent donc pas faire grand chose. Le problème c’est l’échec scolaire et l’absence de mixité sociale à l’école. Or la réussite scolaire en France est liée au capital culturel et économique des parents. Et la mixité est un point noir du système scolaire. Cela donne une expérience concrète du rapport à l’Etat chez les élèves.
Avoir un ministre qui se positionne en chef de file du clan « républicain » c’est un avantage pour l’école et pour les jeunes ?
JM Blanquer a une lecture ethnique de la nation. Au lieu de la proposer comme adhésion à des valeurs, il la positionne comme appartenance à un mode de vie français. Il se prononce par exemple sur le port du voile et explique que l’on ne peut pas être français si on porte le voile ou si on suit un autre code alimentaire. C’est une lecture ethnique. Je préfère une lecture politique de la nationalité. Et puis je critique le fait qu’il ne s’attaque pas à la question de l’égalité. Je termine d’ailleurs mon livre sur cette phrase : « si l’existence d’une collectivité politique dépend de son unité, le fait que chacun soit traité de manière égale en est une cause pas une conséquence ».
Propos recueillis par François Jarraud
Sébastian Roché, La nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police. Grasset. ISBN 978-2-246-81970-7. 22.50€