La multiplication des sources et des moyens d’accès à l »information est très impressionnante depuis vingt ans. Malheureusement notre temps et notre cerveau ne sont pas extensibles et aussi rapidement adaptables et nous ne pouvons tout voir, tout entendre, tout retenir. Ce vertige informationnel n’est pas sans conséquences pour notre regard sur le monde. Les jeunes qui découvrent le monde qui les entoure depuis leur petite enfance sont confrontés à cette "infobésité" et à la multiplicité des canaux d’accès à l’information. A la variété des moyens d’accès s’est ajoutée la rapidité de plus en plus grande des flux d’information. Les faits sont désormais immédiatement transmis dans le monde entier et chaque jour nous pouvons constater que, hormis dans des situations extrêmes, nous sommes "en direct", synchrone avec la situation présentée.
De l’importance d’identifier sa fenêtre
Nous nous construisons et développons en interaction avec le monde qui nous entoure et, de manière réciproque avec ce que nous sommes (génétiquement entre autres) comme nous le montre Albert Bandura. Nous sommes donc dès notre conception en face de toutes sortes d’informations (perçues au travers de nos sens), formelles ou non, directes ou indirectes… C’est à partir de là que s’opère le développement de chacun de nous et se construisent nos différences. Quand l’enfant est scolarisé (désormais dès l’âge de trois ans), le monde scolaire s’impose dans cet environnement avec lequel l’enfant va continuer de se développer. L’enfant se trouve donc confronté à plusieurs "milieux" aux composantes différentes, aux finalités variées et avec lesquels il doit composer. Pour le dire autrement, il va donc développer son "agentivité" dont la recherche nous montre qu’elle est limitée.
Chacun de nous voit le monde et le perçoit de là où il est. C’est à dire que ce qu’il est en mesure de percevoir du monde est dépendant de son environnement techno-cognitif d’une part et de son environnement de vie d’autre part, incluant les interactions multiples avec le monde extérieur auquel il peut avoir accès. Avec la multiplication des sources d’information et leur accélération, l’enfant doit développer des compétences spécifiques pour le prendre en compte, assez différentes de celles de ses parents et des adultes qui l’entourent. En effet l’accélération importante et l’augmentation depuis plus de vingt années des flux informationnels imposent des manières de faire jamais réellement développées auparavant. Il semble bien que de nombreuses inégalités soient désormais liées à ces manières de faire et leur instrumentation. Pour le dire autrement chaque enfant développe des attitudes, des aptitudes et des savoirs être qui désormais s’appuient sur des moyens techniques jamais connus auparavant. C’est justement cette évolution technique qui transforme notre possibilité de regard sur le monde, qui transforme notre fenêtre sur le monde.
Apprendre à regarder le monde s’appuie alors en premier lieu sur la capacité à identifier la forme de la fenêtre, son orientation, son potentiel d’ouverture. Cette métaphore, perçue très tôt par une société comme Microsoft s’impose à tous. Devant nos écrans nous sommes tous face à un "autre monde". Du cinéma au smartphone, du tableau du peintre au livre, le monde nous apparaît avec ces transformations imposées par les techniques utilisées et les manières de les utiliser. Les formes et les degrés d’interaction entre le sujet et ces objets sont très différents d’une personne à l’autre, même si les techniques sont les mêmes. Ainsi en est-il des réseaux sociaux dont on peut observer la place qui leur est assignée dans la vie quotidienne et au travers des médias. Chacun est donc amené à analyser ses formes d’usage et leurs conséquences. Le biais de confirmation, par exemple, est une illustration de ce qui peut se produire pour chacun de nous : jusqu’à quel point nous en sommes porteurs ? Pourquoi va-t-on d’abord vers ce qui nous conforte dans nos idées, au lieu de les discuter ?
Quand ma fenêtre est aussi celle d’un autre…
Former les élèves, les jeunes, mais aussi les adultes, suppose donc un travail qui articule plusieurs éléments : d’abord notre état mental, affectif et émotionnel, ensuite nos connaissances, nos instruments de travail et la manière de les mettre en œuvre, les interactions que nous vivons aussi bien de manière physique que numérique, et bien sûr un travail réflexif sur soi. Sans être exhaustive, cette liste peut donner des pistes pour agir dans l’enseignement. On connaît déjà des actions qui vont dans ce sens comme les démarches de fabrication de médias (journaux, radios, télévisions…). Toutefois il faut attirer l’attention de tous sur un écueil difficile à contourner : les programmes avec leur densité et leurs points de vue qui encadrent et limitent l’horizon. Chaque enseignant dans sa classe tente de ne pas tomber dans une sorte d’acceptation béate de ce qu’on lui propose. La réflexion en amont , en préparant son enseignement, qu’il doit mener est nécessaire. Avec les moyens numériques, elle est largement enrichie, mais aussi complexifiée. C’est la question fondamentale des ressources qu’il utilise pour mener son enseignement. Si en amont des temps de classe on voit bien cette fameuse "préparation" qui peut tourner au cauchemar dans certains cas, il faut aussi que l’enseignant organise son enseignement pour permettre aux élèves d’effectuer ces démarches. Dans les domaines scientifiques il y a plusieurs initiatives connues comme "la main à la pâte" et autres jeunes chercheurs. Là encore des démarches intéressantes qui permettent de développer la capacité à comprendre sa fenêtre sur le monde. Il n’est pas besoin d’attendre le cours de philosophie pour engager ces démarches, même s’il s’avère toujours indispensable.
Les fournisseurs d’informations (et des moyens d’information communication) tentent de capter notre attention, notre regard, notre attention. Ils utilisent des méthodes très subtiles pour imposer leurs vues et l’humain est fragile et influençable. D’ailleurs l’apparition récente de la notion "d’influenceur", à propos des moyens numériques, montre que des canaux autres que traditionnels peuvent avoir un rôle important. Certaines firmes l’ont compris, qui payent même ces influenceurs… Dès lors les jeunes, les enfants qui sont face à ces propositions ont bien du mal à s’y retrouver et à comprendre que la fenêtre qu’ils ouvrent n’est pas toujours la leur, mais parfois aussi celle des autres… Aussi il est de plus en plus important de permettre aux jeunes de se construire et de construire leur identité sans se laisser enfermer derrière des fenêtres d’illusions… L’école a, à ce propos aussi, une lourde responsabilité dans la manière dont elle didactise les savoirs… et encore davantage dans un monde largement numérisé dans lequel les fenêtres sont particulièrement ouvertes.
Bruno Devauchelle