La généralisation du numérique dans la société et un discours permanent, depuis 1970 sur la place à lui donner dans l’enseignement, confirment les travaux des historiens des techniques. Nos sociétés humaines développent constamment de nouvelles techniques qui sont au service d’un "progrès" dont il est nécessaire de préciser le ou les domaines d’application. Celui de l’éducation n’échappe pas à l’idée de progrès d’une part pour améliorer l’efficacité d’autre part pour s’adapter au monde environnant. Si le monde scolaire et universitaire doit s’adapter à la société dans laquelle il existe c’est parce que celle-ci est transformée progressivement par les développements de la technique et de la science. C’est parce qu’il va rechercher aussi à augmenter son efficacité en s’appuyant sur des techniques qui pourraient y contribuer. Ainsi, Jacques Perriault explique-t-il dans "la Logique de l’usage" la place de l’image et de l’audiovisuel qui a progressivement pris une place importante dans l’enseignement comme "augmentation" qualitative.
Massification de l’enseignement, industrialisation des pratiques ?
L’instrumentation de l’enseignement et de l’instruction n’est pas une nouveauté. On peut même penser que l’instrumentation de la transmission est un prolongement simultané de l’humain transmetteur par des moyens techniques facilitant cette tâche. Le XIXè siècle, moment premier de la révolution industrielle, prolongé au XXè siècle avec le scientisme et l’exposition des travaux de recherche à l’échelle de la planète et leur circulation, ont permis l’émergence des technologies éducatives, mais désormais, avec l’informatique en particulier, à une échelle massive. Accompagner la massification de l’enseignement s’accompagne de la massification des moyens techniques le rendant possible. D’où la construction de nombreux édifices scolaires et des équipements associés qui ont inscrit dans la société la généralisation de l’école, parfois en concurrence des églises et autres lieux religieux, en vue de transmettre le message dit "républicain". On retrouve ici cette continuité entre le religieux et le laïc dans la volonté de faire passer le message. L’écrit prenant le devant sur le visuel (vitraux, peintures et autres lanternes) du fait de la domination du "savoir lire" comme mode d’intégration dans la société, en particulier au XXè siècle mais initié très tôt dès l’industrialisation de la production des documents écrits. Peut-être peut-on penser que le "savoir-lire" est désormais dépassé au profit du "savoir naviguer en mode multimodal".
Dans les classes nous considérons souvent ces techniques comme transparentes : tables, chaises, tableau, salles de classe, architectures, etc. sont devenus tellement ordinaires que leur présence semble naturelle et qu’on ne mesure pas les contraintes qu’ils font porter sur les formes de l’enseignement (la salle en rang d’oignon appelée aussi salle autobus). Le dernier avatar de cette évolution est probablement la vidéoprojection (interactive ou non) qui, aujourd’hui, est devenue un "standard" de la salle de classe. Ajoutons à ces éléments ces techniques individuelles que sont le papier, le crayon et le livre scolaire, désormais "augmenté" par la photocopie. Rappelons aussi ici l’arrivée du stylo à bille dans les classes en remplacement du stylo à plume ou porte-plume/encrier dans les années 1960. Ce fut alors la marque d’une industrie qui s’imposait dans la salle de classe. Il en est de même pour les documents papier : du duplicateur à alcool au stencil puis au photocopieur (désormais omniprésent dans les pratiques quotidiennes). Pour le visuel, on se rappelle les premiers projecteurs de diapositives, les opascope (ou épiscope), puis les rétroprojecteurs d’acétates (transparents) qui désormais laissent leur place au visualiseur et au vidéoprojecteur (interactif ou non). Tandis que ni le cinéma ni la télévision, pourtant vecteurs de transmission, n’ont réussi auparavant leur entrée dans l’espace scolaire.
Professionnalisation et techniques
L’histoire de la salle de classe est le témoignage constant de la place des objets techniques dans l’acte d’enseigner. Dans le même mouvement et depuis le début des années 1960, une vague dite de professionnalisation (Richard Wittorsky La professionnalisation L’Harmattan | « Savoirs » 2008/2 n° 17 | pages 9 à 36) a aussi tenté d’adapter le métier d’enseignant à toutes ces évolutions. Non seulement en y introduisant des objets techniques, mais en y amenant des méthodes issues du monde industriel et technique (Industrialiser l’éducation, Anthologie commentée (1913-2012) sous la direction de Pierre Moeglin, PUV 2016). On peut à ce sujet évoquer les fameux référentiels (dont celui du métier d’enseignant) et les compétences qu’ils présentent. À l’aube des années 1980, la discussion sur les compétences fait rage, en lien avec la pédagogie par objectif et la notion de capacité ainsi que celle de taxonomie (cf. Bloom). Tout au long des années qui vont suivre et en particulier à l’apparition du B2i en 2000 puis du socle commun en 2005, la notion de référentiel de compétences va s’imposer dans un discours public en éducation. Toutefois il ne fera pas pour autant disparaître les formes précédentes de présentation des programmes scolaires. Il y a bien une résistance profonde, de haut en bas du monde scolaire, à ces évolutions. Eirick Prairat met en évidence les risques d’évolution de la profession à propos de l’apparition de la notion de déontologie dans le débat sur le métier. "Le premier risque que courrait un code déontologique serait d’infléchir l’acte enseignant dans le sens d’un « agir technicisé » et de faire de l’enseignant un « simple opérateur » (Revue Française de Pédagogie, 2005). Ainsi le décor du métier d’enseignant est-il en train d’évoluer à l’instar de la société. On pourra aussi aller plus loin dans la réflexion en lisant cet article paru en 2019 dans la revue Recherches en éducation :" « Qu’est-ce qu’une norme professionnelle », (E. Prairat, Recherches en éducation, 35 | 2019,) à propos des "normes professionnelles" issues elles aussi du monde industriel.
Toutefois c’est dans le monde de la formation des adultes (référentiel du métier d’enseignant par exemple) que ces notions vont s’imposer. Petit à petit, l’idée de professionnalisation du métier d’enseignant, celle de déontologie ou d’éthique vont s’imposer pour tenter de cadrer un métier qui se trouve confronté à d’importantes turbulences dont il se défend cependant. La généralisation des moyens numériques dans l’ensemble de la société en est une bonne illustration. Le rêve informatique, dès le début des années 1960, propose au monde de la transmission des savoirs sa vision mécaniste de l’enseignement. Ainsi en est-il des fameux exerciseurs qui n’ont jamais cessé d’être proposés dès le début et qui sont récemment revenus en grâce en éducation : la multiplication des logiciels permettant de concevoir, mettre en place, partager des exercices informatisés s’est très fortement développé à partir du début des années 2000 et est devenu un des piliers de l’évaluation quotidienne des élèves (ou autoévaluation). Avec le développement des logiciels d’enseignement dits "adaptatifs", le prolongement des exerciseurs se trouve renforcé par une forme d’automatisation, voire de systématisation, des parcours des apprentissages basés sur l’analyse des réponses, voire des traces comportementales des enfants utilisateurs (Lalilo, par exemple). Cette industrialisation du processus d’enseignement fait bien sûr frémir au travers de la question du remplacement des enseignants par des machines et de son impossibilité supposée. Le rêve de la machine à enseigner est ancien et l’habitude d’entendre que l’on ne peut remplacer l’enseignant ne doit pas pour autant cacher l’idée d’une automatisation d’une partie des tâches de celui-ci. Ce n’est pas la fonction enseignante qui est menacée, mais la manière et les moyens pour l’exercer efficacement. Et pour y parvenir, les moyens numériques font partie d’un des rêves de nombre de personnes qui regardent les performances des moyens numériques pour participer à la transmission. Les récents discours et autres tribunes sur l’intelligence artificielle ont relancé ce rêve et la polémique associée.
Un métier de plus ne plus encadré
Un faisceau d’indices semble montrer qu’une évolution profonde est en train d’émerger. Ainsi les questionnements actuels sur la forme scolaire (confère l’appel de la Caisse des Dépôts et Consignation sur le sujet) ainsi que la conception et l’organisation des bâtiments scolaires (Archiclasse et désormais la cellule bâtiscolaire du ministère), sans être nouveaux (ils remontent à la fin des années 1990) sont de plus en plus présents dans les réflexions. Le métier d’enseignant est encadré depuis plusieurs années par un référentiel comme on peut le lire dans un article de Leopold Paquay " Vers un référentiel des compétences professionnelles de l’enseignant ?", (Recherche & formation Année 1994 16 pp. 7-38). Dans cet article on mesure la complexité, mais aussi les limites, d’un tel projet. C’est à partir des missions de l’enseignant définies en 1997 que va être proposé le référentiel de compétences de 2007. En encadrant ainsi le métier d’enseignant, le ministère progresse petit à petit dans une forme d’encadrement du métier par la technicisation et la normalisation. A lire les propos sur la supposée transformation pédagogique qui serait induite par les moyens numériques depuis le début des années 1980, on s’aperçoit que l’idée sous-jacente est plus globale. Il s’agit d’instrumenter les enseignants pour qu’ils réalisent le projet (fantasmé) du monde politique. La généralisation du numérique en milieu scolaire doit être interrogée avec ce prisme : quel modèle industriel de la transmission des savoirs souhaite-t-on développer dans notre société ?
Reprenons enfin cette partie du référentiel qui concerne le numérique dans l’enseignement : le principe initial est d’ "Intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à l’exercice de son métier". Pour ce faire, deux piliers du numérique pédagogique sont proposés : "en particulier pour permettre l’individualisation des apprentissages et développer les apprentissages collaboratifs". À cela s’ajoute en direction des élèves pour "s’approprier les outils et les usages numériques de manière critique et créative." ainsi que "l’éducation des élèves à un usage responsable d’Internet.". Enfin pour l’enseignant lui-même, d’"utiliser efficacement les technologies pour échanger et se former." En prenant le texte au mot, soulignons ici celui de "nécessaire" qui mériterait d’être mis en débat dans les établissements scolaires… mais qui signe aussi l’importance accordée par les pouvoirs publics à ces moyens numériques dans l’enseignement. Il faut bien sûr associer ce référentiel à celui du PIX (Cadre de Référence des Compétences Numériques – CRCN dans le monde scolaire), qui lui aussi définit, de manière plus précise encore le cadre de compétences dans lequel il faudrait évoluer… enseignants comme élèves… Ces référentiels sont de nouveaux instruments cognitifs qui accompagnent les instruments techniques.
Bruno Devauchelle