Stephen Bonnessoeur est un visage familier pour tous ceux qui s’intéressent à l’innovation pédagogique dans l’enseignement agricole public. Directeur de l’établissement d’enseignement public d’Avize, au cœur du terroir champenois, il est aussi président du réseau des Foad de l’enseignement agricole, Préférence Formations. Nous avons choisi de l’interroger sur plusieurs aspects spécifiques à l’enseignement agricole : le lien avec les filières professionnelles, le projet d’établissement, la fonction de directeur et la mutualisation.
Le partenariat entre l’établissement d’enseignement agricole et les professionnels
Le lycée d’Avize, en plein cœur du vignoble champenois, semble un bon exemple de coopération entre l’enseignement agricole et les filières professionnelles. D’où provient cette coopération ?
Le lycée a été crée en 1927 grâce à une donation faite à l’Etat par une famille de négociant en vins de Champagne qui souhaitait qu’on se donne les moyens de former les vignerons en Champagne. En 1952, les élèves de l’époque ont crée une coopérative de vinification en apportant raisins et travail bénévole pour que leurs successeurs apprennent à vinifier sur le lycée. Aujourd’hui elle comprend plus de 80 viticulteurs coopérateurs tous anciens élèves représentant plus de 35 villages de l’aire d’appellation d’origine. Depuis 80 ans, on estime avoir formé 80% des professionnels de la viticulture champenoise.
Comment la profession est elle associée à la vie de l’établissement ?
Le président et le vice président du conseil d’administration de l’EPLEA sont des professionnels de la viticulture très représentatifs des familles professionnelles des vignerons et des maisons de champagne. La corporation des vignerons de la Champagne est installée dans le lycée. Nous disposons sur le CFA de plus de 300 maîtres d’apprentissage viticoles que nous invitons régulièrement à échanger sur le suivi pédagogique et professionnel de nos apprentis. La récente fête réalisée pour les 80 ans du lycée a accueilli plus de 500 professionnels du monde viticole champenois et le nom usuel du lycée, c’est soit « La viti » soit le lycée viticole de la Champagne.
Lorsque le lycée conçoit un projet de formation important, il fait toujours l’objet d’une concertation avec le monde professionnel viticole comme ce fut le cas lors de la création des deux licences professionnelles développées avec l’Université de Reims depuis 2006 (Viticulture et environnement – commerce à l’international des vins et spiritueux). Je reçois directement chaque année entre 150 et 200 offres d’emploi du niveau CAP jusqu’au niveau licence.
Et inversement, comment l’établissement est il associé à la vie de la profession viticole?
Le directeur du lycée viticole de la Champagne ou les membres de l’équipe de direction sont invités voire associés aux principales manifestations viticoles champenoises. L’exploitation viticole de l’EPLEA est depuis plus de 20 ans associée à toutes les expérimentations techniques visant à produire « propre » en liaison étroite avec le comité interprofessionnel des vins de Champagne. Ce maillage est tellement étroit qu’il est arrivé à certains de nos collègues chargés de l’orientation au ministère de l’éducation nationale de nous classer dans leurs publications comme établissement privé !
Y a t’il un risque à être aussi étroitement associés ?
Cette imbrication permanente entre le lycée et son environnement professionnel peut juste présenter le risque de se replier sur celui-ci mais ce n’est pas le cas pour Avize où notre envergure partenariale dépasse aussi ce cadre sectoriel régional au travers de notre ouverture européenne sur l’enseignement supérieur ou de notre démarche de développement des territoires en liaison avec d’autres appareils de formation publiques, privés, consulaires ou universitaires.
La fonction de directeur d’établissement dans l’enseignement agricole
On parle rarement de proviseur de lycée agricole mais plutôt de directeur, est ce ainsi que vous situez votre fonction?
Je suis le directeur de l’Etablissement Public Local d’Enseignement Agricole d’Avize et secondairement le proviseur du lycée viticole de la Champagne. A mon humble avis, il faudrait (au moins sur les EPLEA conséquents) encore plus dissocier les fonctions de proviseur du lycée et de directeur de l’EPLEA pour éviter le procès d’intention de favoriser l’action développée au surprofit du seul lycée de la part des personnels ou des usagers des autres centres constitutifs de l’EPLEA.
Comment définissez vous cette fonction de directeur ?
Etre directeur d’EPLEA, c’est être un chef d’orchestre disposant de plusieurs musiciens très complémentaires pour répondre avec la meilleure efficacité aux missions et aux défis qui nous sont proposés au quotidien. Avoir la chance de disposer des 3 trois voies de formation et d’une exploitation d’application grandeur nature pour développer de nouvelles expérimentations pédagogiques, développer l’individualisation des parcours pour lutter contre l’échec scolaire ou favoriser l’éducation tout au long de la vie constitue une forme de jouissance intellectuelle très enrichissante et qui compense (encore) largement l’intensité et la complexité de la tâche dont la principale difficulté (mais aussi le défi le plus passionnant) est constitué par la nécessité de mobiliser au quotidien les acteurs internes et externes de la structure autour de projets fédérateurs et développés dans une gouvernance locale la plus riche possible.
Existe t’il une ou des condition(s) de réussite ?
Etre proviseur est déjà un métier très qualitatif et noble, être directeur d’EPLEA est à la fois une nécessité régalienne liée au périmètre de notre responsabilité et un engagement dont la diversité et la complexité peut devenir une impasse si on ne développe pas le travail de groupe et la délégation avec la prise de risque calculé que cela suppose.
Quand je compare notre organisation avec celles développées dans d’autres systèmes éducatifs nationaux ou internationaux, je me loue de notre liberté d’entreprendre ou de développer toute sorte de partenariats ou de projets. En contre partie, la responsabilité endossée est très souvent lourde à porter et il faut impérativement cultiver un équilibre psychologique, physique et moral très important pour rester durablement utile aux autres et supportable pour sa famille !
Le parcours professionnel d’enseignant vacataire à directeur
Quel est votre cursus de départ ?
Je ne suis pas l’exemple type de ce qu’on imagine être les pré requis d’un parcours de directeur d’EPLEA. Je ne suis pas directement d’origine agricole mais j’ai choisi l’enseignement technique agricole dont je suis sorti avec un BTSA techniques agricoles et gestion de l’entreprise qui conduisait souvent à l’installation agricole (après avoir été notoirement en échec scolaire sur les deux dernières années du collège, il m’en est resté un atavisme et une tendresse particulière pour les jeunes dans cette situation ainsi qu’un refus farouche de toute forme de jugement de valeur définitif au détriment de ces derniers).
Avez vous commencé comme enseignant dans l’enseignement agricole ?
Avant le service national, je suis allé voir si l’Amérique du Sud était aussi envoûtante que je ne me l’imaginais avec un budget quotidien de 15F (voyage compris). Cela forge le caractère, nécessite d’apprendre à calculer le risque et permet d’accéder à une certaine confiance en soi. J’ai fait également plusieurs boulots aussi divers qu’ouvrier agricole ou expérimentateur. Après cet intermède au profit de la nation (du moins je l’espère), je suis rentré par hasard dans l’enseignement agricole où j’ai toujours eu la chance d’expérimenter beaucoup de fonctions (formateur, enseignant, chef de projet, chef d’établissement et même pilote d’ULM !) dans des champs disciplinaires et d’activité très différents (économie, gestion, marketing, gestion des ressources humaines, développement du tourisme rural, des produits fermiers, industries agroalimentaires, secteur forêt bois, réinsertion sociale des publics en difficulté (jusqu’au milieu carcéral), viticulture œnologie, métiers de la logistique et aéroportuaire) en France et à l’étranger (mission d’expertise ou de développement en Russie, Finlande, Roumanie, Pologne, Hongrie, République Tchèque, Pologne, Chili).
Quelle a été votre évolution professionnelle jusqu’à la fonction de directeur?
Tout cela au travers de 24 ans au service du ministère de l’Agriculture dans lequel je suis rentré par la petite porte comme enseignant sous statut de maître auxiliaire à 21 ans pour devenir directeur de CFPPA à 28 ans et directeur d’EPLEA à 40 ans sans vraiment avoir eu un jour la sensation de construire un plan de carrière. J’ai simplement rarement hésité face à une opportunité de me lancer dans des projets ou des missions pour lequel je n’étais le plus souvent pas totalement armé pour les aborder. Cela nécessite simplement pour tenter de réussir, beaucoup de travail, d’humilité et d’envie de se tourner vers les autres pour acquérir les compétences utiles à la résolution des problématiques proposées par ces nouveaux défis. A ce titre, je suis aussi un pure produit de la formation professionnelle continue. A titre d’exemple, j’ai obtenu mon dernier diplôme universitaire de second cycle dans le domaine du tourisme à près de 40 ans et si la vie me porte je ne pense pas avoir dit mon dernier mot dans cette envie d’apprendre et de découvrir. Notre ministère a certainement bien des défauts mais il a su souvent favoriser bien des parcours comme le mien qui constitue une opportunité encore trop rare dans notre société pour ceux ou celles qui en bénéficient ou qui les provoquent.
Le projet d’établissement
Les projets d’établissements de l’enseignement agricole public sont souvent cités en exemple. Comment a été construit celui d’Avize et quels en sont les principaux axes ?
Tout d’abord, pour mieux comprendre, un bref descriptif de L’EPLEA d’Avize. Il est constitué de quatre centres constitutifs :
Le lycée qui accueille près de 400 élèves et étudiants de la 3è à la licence professionnelle
Le CFPPA qui accueille 1200 adultes par an sur des stages de quelques heures à une année dans les domaines de la viticulture œnologie, de l’agroéquipement viticole, de la logistique et des métiers aéropotuaires (sur une antenne partenariale installé sur l’aéroport de fret de Vatry)
Le CFA qui accueille 300 apprentis du CAP au bac professionnel (bientôt jusqu’à la licence pro) sur Avize et deux autres antennes dans le département de la Marne
L’exploitation viticole qui développent des activités d’expérimentation, de production et d’accueil sur 10 ha en appellation
A cette structure classique, il faut ajouter la coopérative des anciens de la viticulture (montage unique en France dont j’assure également la direction) qui vinifie et commercialise avec l’aide des enseignants et des apprenants du lycée près de 130 000 bouteilles de champagne annuellement à près de 3000 clients souvent accueillis sur notre site.
Cela fait de l’EPLEA d’Avize un ensemble complexe et le plus important EPLEA de Champagne Ardenne.
L’actuel projet d’établissement de l’EPLEA d’Avize (développé sur la période 2006 – 2010) a constitué ma deuxième expérience en la matière après avoir mis en œuvre le même processus sur l’EPLEA de Crogny en 2004 – 2005. Je n’ai pas forcement été très original dans la méthodologie utilisée.
Quelle est cette méthodologie peu originale ?
J’ai commis en arrivant sur mon poste un diagnostic personnel de l’EPLEA sous les angles pédagogiques, sociologiques, environnementaux et professionnels que j’ai présenté à la critique des 150 personnels de l’établissement. Ensuite, je leur ai proposé 4 objectifs stratégiques qu’ils ont ostensiblement amendés et validés comme suit :
1 – S’adapter et répondre à l’évolution des besoins de formation des secteurs professionnels et des territoires locaux, régionaux et internationaux qui constituent notre environnement (avec, en premier lieu, ceux du secteur viti-vinicole champenois)
2 – Développer des parcours de formation qui tiennent davantage compte de l’hétérogénéité des publics accueillis ; de leur projet professionnel individualisé et de leur niveau de formation pour favoriser une meilleure insertion scolaire, sociale et professionnelle.
3 – Développer la connaissance et la notoriété de l’offre et des différentes voies de formation proposées par l’EPLEA à l’intérieur et prioritairement à l’extérieur du monde viticole champenois.
4 – Inscrire concrètement notre développement dans le concept de développement durable au travers de ses dimensions économiques, sociales et environnementales et de gouvernance locale.
19 thèmes de travail soit propres à chaque centre constitutif (comme le développement de la mission de formation ou la vie scolaire) soit transversaux à l’EPLEA (comme la mission de coopération internationale, le développement durable ou la communication interne et externe) ont été collectivement choisis et pris en charge par 30 chefs de projet issus de toutes les catégories de personnels (enseignants, ATOSS, personnels d’encadrement à l’exception voulue du directeur de l’EPLEA, salariés de l’exploitation) . Des réunions par thème associant les apprenants, les parents et des représentants de l’environnement socio économique de l’EPLEA ont été réalisés et ont permis pour la première année du projet (2006 – 2007) de faire émerger 50 fiches action qui ont été validées par le conseil d’administration de l’EPLEA avec le projet complet en novembre 2006 (soit 10 mois après le début de la réflexion collective).
Où en est le projet aujourd’hui ?
En juin 2007, une première phase de bilan intermédiaire et de réflexion collective a permis de constater que 22 actions avaient été réalisées et 28 reconduites en l’état ou modifiées pour l’année suivante adjointes de 14 nouvelles actions. Le projet est vivant et cette régulation annuelle permet d’y faire figurer les nouvelles aspirations ou opportunités qui peuvent se présenter dans le déroulement de l’année. Il constitue également un cadre utile et lisible pour nos partenaires institutionnels ou professionnels qui peuvent s’en servir pour leur propre action prospective en liaison avec l’EPLEA (à l’instar du programme pluriannuel d’investissement dans les lycées sur la période 2008 – 2012 voté récemment par le conseil régional Champagne Ardenne qui a permis à Avize de faire valoir clairement ses projets et leurs objectifs spécifiques et globaux grâce à la présence demandée d’un projet d’établissement explicite).
Réalisé au départ dans le cadre d’une obligation réglementaire, le projet d’établissement est devenu un véritable outil de management de projet et de communication pour l’EPLEA d’Avize.
Quels sont pour vous les défis à relever par votre établissement dans les années à venir, et éventuellement les solutions mises en oeuvre?
Ce sont globalement ceux que l’on retrouve dans les 4 axes stratégiques du projet d’établissement, dans un contexte de déclin démographique dramatique en Champagne Ardenne (perte déjà subies et prévisionnelle de près d’un tiers des lycéens entre 2000 et 2015) et dans un contexte d’expansion économique agricole très important lié à une agro industrie puissante et en développement (pôle de compétitivité à vocation mondiale sur la valorisation des agroressources en Champagne Ardenne et en Picardie) et au secteur viticole champenois.
L’ouverture européenne, la réponse en réseaux territoriaux à géométrie variable en fonction des thématiques abordées, la mutualisation des compétences, la communication de notre offre de formation à outrance sur les territoires voisins plus densifiés, l’expérimentation vers de nouvelles techniques de production plus respectueuses de l’environnement et plus économes en ressources fossiles, la lutte contre l’échec scolaire par la mise en place de nouveaux dispositifs pédagogiques expérimentaux, la croissance de l’engagement citoyen de nos élèves, étudiants, apprentis ou stagiaires et des personnels font partie de nos préoccupations quotidiennes qui rythment intensément la vie de l’établissement.
La mutualisation dans l’enseignement agricole
Vous êtes président de Préférence Formations, le réseau de mutualisation des Foad de l’enseignement agricole. Vous avez participé à d’autres initiatives concernant l’innovation pédagogique . Quelles sont les raisons de cet engagement ?
Je crois viscéralement aux valeurs et à l’efficacité de l’action collective ainsi qu’au bien fondé de l’émergence démocratique de l’intérêt général. Je suis donc, à 45 ans, un dinosaure pas du tout dans l’air du temps de l’exaltation quasi hystérique de la réussite individuelle. Mais, pour être tout à fait franc, je m’en contrefiche avec la plus grande sérénité. Je crois aussi à la richesse de l’échange et de la confrontation des idées et des projets pour peu qu’on soit capable d’écouter et de respecter les avis différents. De plus, je pense, à l’expérience, que travailler en groupe sur des champs expérimentaux constituent pour chaque membre d’un tel groupe un élément rassurant et une émulation intellectuelle sans égal. Cela évite également le découragement ou l’impasse des représentations individuelles. Cela présente aussi un grand plaisir personnel par la convivialité voire de l’amitié qui peut naître de l’émergence de l’action collective. En d’autres temps, d’autres que nous ont construit des civilisations, des villes, des monuments sur cette forme d’exaltation collective, plus modestement je crois encore qu’on ne construira durablement que dans des organisations portées par ces valeurs.
Est ce le cas du réseau Préférence Formations ?
La naissance de Préférence Formations est très représentative de ce contexte humain. Des femmes, des hommes et des structures ont additionné leurs doutes, leur craintes, leurs idées partielles voir contradictoires sur l’évolution du système de formation professionnelle continue dans un monde rural souvent touché de plein fouet par le déclin démographique où les structures publiques de formation qui les employaient menaçaient de disparaître faute de la mise en œuvre d’une réponse collective à l’échelle du territoire. C’était faire le pari de la construction collective au détriment du repli sur soi pour construire pas à pas, dans l’échange critique permanent, une organisation pédagogique et humaine innovante capable de relever ces défis dans un mouvement d’évolution permanente et d’émulation intellectuelle collective.
C’est donc également un engagement personnel.
Pourquoi voulez vous que je me prive de cette opportunité d’associer activité professionnelle et plaisir de vivre cette aventure ? Pourquoi voulez vous que je m’interdise de jouir de la richesse de la découverte de nouveaux horizons intellectuels ?
Dans ce contexte, je pense sincèrement et sans fausse modestie qu’il n’y a rien d’exceptionnel à s’engager dans ce type de projet et si je puis faire un clin d’œil malicieux au débat sur la laïcité en qualité de directeur d’un établissement public d’enseignement (qui porte malgré tout un patronyme bien peu adapté à la fonction), je conclurai en admettant qu’il n’y a dans mon engagement dans Préférence formations qu’un vulgaire pêché de gourmandise.
Propos recueillis par Monique Royer