Pour les enseignants, le métier d’inspecteur est simple. En réalité, les inspecteurs remplissent bien d’autres missions, au point que leur identité est atteinte et que des « états d’âme » s’expriment. C’est ce que montre le dernier numéro d’Administration & Education, la revue de l’AFAE (n°2016-1). Cet excellent numéro, dirigé par Geneviève Gaillard (Inspection Générale) et Xavier Pons (Université Paris Est Créteil), où les chercheurs trouvent place à coté des cadres de l’Education nationale, montre une profession en évolution. Elle doit « faire avec » les changements de politiques locales ou nationales et les hésitations de l’Education nationale sur son devenir. Pour Xavier Pons, cette situation tourne au « gâchis ».
Quelles sont les étapes d’une inspection ?
« Que font réellement les inspecteurs au delà des mythes tenaces qui entourent leur fonction ? Quelles sont les contraintes (politiques, institutionnelles, professionnelles, organisationnelles) qui pèsent sur eux et comment y font-ils face ? » Geneviève Gaillard et Xavier Pons situent ce numéro d’Administration & Education dans la ligne des études du rapport entre le travail prescrit (celui qui est commandé par les textes officiels) et du travail réel. On a donc une approche sociologique qui interroge directement le travail des inspecteurs territoriaux.
Par exemple, et cela devrait intéresser les enseignants, Xavier Albanel décrit précisément ce que sont les étapes d’une inspection pour un inspecteur, c’est à dire ce qu’il cherche à voir en classe précisément et dans quel ordre.
Un éparpillement des missions…
Mais ce numéro va bien au-delà. Xavier Pons met en évidence , à travers les instructions officielles et des entretiens avec des inspecteurs, la multiplication des missions auxquelles ils doivent faire face. A coté des tâches de controle et d’évaluation, les inspecteurs doivent aussi « accompagner » les établissements, « animer » les réseaux, remplir des missions d’expertise ou de conseil et enfin gérer les innombrables demandes de l’administration.
Cela vaut, selon l’inspecteur général Xavier Sorbe, différents portraits d’inspecteur : l’accompagnateur, l’évaluateur, l’expert l’animateur, le transversal…
Pour X. Pons, on assiste à un recul des missions d’évaluation et contrôle (moins 30% en 2014 pour les IEN par exemple). Une situation que les enseignants du second degré ont pu vivre cette année puisque la réforme du collège a largement mobilisé les inspecteurs pour de la formation aux dépens de leurs autres missions. Pour X Pons, cette situation génère des tensions chez les inspecteurs.
A l’origine de tensions et d’états d’âme
C’est aussi ce que montre Sylvain Starck (université de Lille) avec les « états d’âme » des inspecteurs : tension « entre la raison hiérarchique qu’ils se doivent d’incarner loyalement » et le « travail bien fait ». Telle inspectrice demande : « doit-on renier ce que l’on est pour revêtir le costume de l’IEN ? ».
Il revient à JM Panazol, directeur de l’ESEN, d’ouvrir des perspectives sur l’évolution du métier. Pour lui cela passe par l’inspection collective, la séparation entre contrôle et animation et finalement la fusion des corps d’inspection. Si , selon le titre de ce numéro, les inspecteurs territoriaux sont les « médiateurs du changement », il est probable que cette perspective mette du temps à aboutir…
François Jarraud
Administration & Education, Les inspecteurs territoriaux : médiateurs du changement, n°1 2016. ISSN 0222-674X
Xavier Pons : Inspection : Une situation dramatique
Pour Xavier Pons, l’inspection territoriale en France aboutit à un « gâchis ». Il s’en explique et montre comment le système, par son incapacité à se renouveler, construit une situation qui ne satisfait ni les inspecteurs, ni les enseignants.
Pour un enseignant un inspecteur ça inspecte. En fait ce que vous montrez c’est qu’un inspecteur fait beaucoup d’autres choses.
On remarque même que la fonction première, l’inspection des enseignants, est en diminution. Il y a vraiment une grande distance entre l’image traditionnelle du métier et la réalité du travail. On peut parler d’un émiettement des tâches.
La multiplication des missions est d’ailleurs très claire dans les textes officiels. L’inspecteur doit à la fois inspecter et controler, faire de l’animation pédagogique, assumer un rôle de conseil, d’expert auprès du recteur, remplir des missions par exemple auprès d’établissements et même, depuis 2015, « accompagner » sans que cela soit défini. Ca fait beaucoup de missions ! Dans d’autres pays ces missions sont assumées par des acteurs différents.
Ce numéro montre bien que cela génère des tensions. Par exemple peut-on à la fois être un soutien pour les enseignants et les évaluer ?
Quand vous interrogez les inspecteurs ils sont divisés sur cette question. Certains pensent que non, qu’il y a un conflit d’intérêt. Les inspecteurs d’ailleurs essaient de limiter ces conflits : par exemple en cas de visite d’établissement elle n’est pas faite par l’inspecteur référent. D’autres pensent que les deux sont nécessaires qu’il faut avoir une relation proche pour bien évaluer.
Dans ce numéro, des inspecteurs parlent de leurs « états d’âme » et cela renvoie à la culture du corps. Pourquoi cette culture génère ces états d’âme ?
Il y a plusieurs métiers sous le nom d’inspecteur territorial. Les IPR ne font pas le même travail que les IEN. Dans le 1er degré ce n’est pas la même chose d’être en circonscription ou dans une mission d’expert. Donc parler d’une culture est trop globalisant. Ce que montre une étude de la Depp, c’est que les inspecteurs entrent dans le métier avec une volonté de faire évoluer les pratiques enseignantes. Mais dès qu’ils sont formés et nommés il sont confrontés à la pluralité des missions. Or ce ne sont pas des gens qui remettent en cause l’institution. J’ai le sentiment qu’ils prennent à bras le corps toutes ces missions et ces contradictions et ils essaient de faire au mieux avec des agendas surchargés. Ce qui m’étonne c’est que ces acteurs acceptent d’assumer tout cela.
Peut-être est-ce lié à une culture de l’Etat très forte ?
C’est vrai qu’ils sont très loyalistes. Ce sont des acteurs qui ont envie de bouger, d’aider, d’innover mais ils veulent le faire de façon responsable. Et comme l’institution n’est pas au clair sur ce qu’elle veut faire de ses cadres intermédiaires, ils doivent absorber ces situations.
Ces dernières années, ces contradictions se sont renforcées ?
On manque de points de comparaison. Mais depuis les années 1990 les nouvelles missions se sont ajoutées aux anciennes sans que l’on ait redéfini les missions précédentes. Quand on observe l’évolution de la position du ministère et celle des politiques académiques, on voit qu’il y a des revirements, des oscillations permanentes ce qui n’ajoute pas à la clarification. Donc on peut penser que ca se renforce.
Le prochain dossier de la ministre normalement c’est l’évaluation des enseignants en lien avec la refonte des carrières. Peut on déceler des évolutions ?
On peut être sceptique sur une évolution de ce dossier. Car cela fait longtemps que l’on sait que le système ne satisfait aucune des parties totalement mais qu’aucune n’a intérêt à en changer. Les travaux de X. Albanel sur l’académie de Toulouse sont clairs. Les enseignants sont insatisfaits mais ils craignent encore plus des modes d’évaluation alternatifs. Les inspecteurs sont très déçus par ce système, qui leur laisse peu de marge personnelle, mais ils considèrent que leur coeur de métier est d’aller dans les classes. Les syndicats ne veulent pas non plus que cela change car ils perdraient de l’influence en commission paritaire. Donc c’est un sujet politique brulant pour un ministre.
Mais au regard de ce qu’avancent certains auteurs de ce numéro et de ce qu’on voit à l’étranger, je pense qu’on peut aller vers des formes d’évaluation collective. L’inspection individuelle est une particularité française.
Comment ça se passe ailleurs ?
Je ne connais pas tous les systèmes. Mais en Angleterre les fonctions d’évaluation, conseil etc. ne sont pas assumées par les mêmes personnes. On a des inspecteurs spécialisés dans l’accompagnement et le conseil auprès des établissements, les « school improvement partners ». Ils ne travaillent pas pour l’Ofsted, l’office qui évalue les établissements. Mais cette séparation des fonctions est rendue possible car il y a un système d’évaluation systématique des établissements qui suit une procédure très claire. Donc, soit on fait appel au conseil pour réussir l’évaluation, soit on se fait évaluer. L’Angleterre est un exemple typique de cas où, parce que la procédure est bien précise, on peut distinguer les rôles.
En France on ne peut pas les séparer. On n’a pas d’évaluation systématique des établissements et on a des inspecteurs qui doivent tout faire. Alors selon les instructions nationales ou rectorales, ils font plutôt de l’accompagnement ou plutôt de l’inspection. On ne tranche pas et donc on fait de l’adaptation permanente en fonction des oscillations politiques.
L’Angleterre c’est aussi l’inspection sans inspecteur ?
C’est vrai car la procédure prive l’inspecteur de tout jugement personnel. Il coche des croix dans la grille d’évaluation. Ca fait d’ailleurs débat. Bien sur, il y a une grande partie des équipes d’inspection qui travaillent dans les autorités éducatives locales. Mais il y aussi des participants de ces équipes d’inspection qui n’ont pas d’expérience d’inspection voire même de connaissance du système éducatif.
En France, les syndicats d’inspecteurs ne font pas avancer ces réflexions ?
Ils se positionnent surtout sur les salaires, les conditions de travail, contre les abus de la hiérarchie. La réforme de 2012 sur la gouvernance académique, par exemple, les a beaucoup mobilisé. Ils sont surtout sur des thèmes corporatistes. On les voit moins produire des colloques sur leurs activités, réfléchir à un code de bonne conduite ou sur ce qui se fait à l’étranger. S’ils le font ce n’est pas valorisé. Ils ne sont pas des forces de propositions.
L’enquête Talis de l’OCDE montre qu’on est le pays où les enseignants pensent que leur évaluation est la moins juste et où ils font le moins confiance aux inspecteurs. N’y a t’il pas une contradiction entre le besoin d’aide que ressentent les professeurs et ce qu’ils reçoivent des inspecteurs ?
Tout à fait. Mais il faut le voir de façon systémique. Dans notre système les cadres intermédiaires doivent absorber ces contradictions du système parce qu’on ne veut pas repenser cela et parce qu’on n’est pas sur de la direction que l’on veut prendre pour la régulation des établissements. Le rapport de l’Inspection générale sur les circonscriptions du primaire montre bien qu’il est devenu très difficile d’organiser le travail des inspecteurs. Car ils font trop de choses différentes.
C’est dramatique. Car on a des enseignants qui demandent des inspecteurs. Des inspecteurs qui entrent dans le métier pour aider à faire évoluer les pratiques pédagogiques. Des responsables académiques et nationaux qui ont intérêt à ces évolutions. Pourtant le système pèse avec l’émiettement des tâches, les hésitations sur les missions entre lesquelles on ne veut pas trancher. Tout cela fait que personne n’est satisfait.
On ne pourra pas le trancher sans avoir une politique d’évaluation très claire, sans dire quelles sont les priorités, sans décider si on peut attribuer ou pas des fonctions à d’autres acteurs. Tant que cela ne sera pas tranché on aura ce gâchis. Car c’est cela qui se dégage.
Propos recueillis par François Jarraud