Je voudrais réagir aux propos de mon très estimé collègue et ami François Jarraud, rédacteur en chef du Café pédagogique, tels qu’ils ont été rapportés par une dépêche de l’AEF.
François y appelle les associations d’enseignants à se positionner, rapporte la journaliste, comme « un pôle associatif face au pôle institutionnel et au pôle marchand ».
On comprend que les enseignants aient une profonde envie de mutualiser leurs ressources de manière confraternelle, sans chercher à faire un profit et en conservant toute leur indépendance, qu’ils pourraient perdre avec des éditeurs privés. On conçoit moins bien qu’ils soient encouragés à se détourner de structures publiques qui sont faites pour les aider, les aider à produire et à diffuser, et qui sont aussi prêtes à les rémunérer. Le « pôle institutionnel » est à définir, il est polymorphe et, comme le « pôle marchand », dépend aussi des lieux et des hommes. Il désigne aussi bien l’administration centrale, que les rectorats, les établissements d’enseignement et même les collectivités locales.
Sans doute François pense-t-il également au réseau des CRDP/CNDP qui sont, effectivement, des établissements publics. Si c’est le cas, je pense qu’il a tort de le mettre « dans le camp d’en-face », car les principes qui guident ces établissements dans la création de ressources sont très proches de ceux qui animent des associations comme les Clionautes, Sesamath ou WebLettres. A titre personnel, je souhaiterais m’expliquer sur ce point et montrer que nous pouvons être complémentaires.
Aujourd’hui, et ce sera encore plus le cas demain, le besoin en ressources numériques pour l’enseignement est énorme. En attestent de nombreuses enquêtes, telle celle qu’a conduite le CRDP de Montpellier l’année dernière (560 questionnaires effectivement traités, à partir d’un échantillon constitué aléatoirement sur les listes alphabétiques) : dans l’Académie 50 % des enseignants du second degré (40 % dans le premier degré) sont demandeurs de « ressources numériques sur internet », avec un effet générationnel marqué puisque la demande existe chez chez 58 % des enseignants de moins de 31 ans et 37 % chez ceux de plus de 50 ans .
Face à cette demande, qui évidemment continuera de s’amplifier, le stock de ressources disponibles croit très vite (même si cette croissance est difficile, sinon impossible, à mesurer).
Mais il croît dans le désordre. De ce désordre, il ne faut pas s’étonner, ni même se plaindre. Il est normal. Il est la conséquence de l’utilisation d’un système de production et de diffusion par essence décentralisé, où la responsabilité est diffuse et le coût de production quasiment nul.
L’apparente facilité d’usage des moteurs de recherche, et leurs résultats souvent spectaculaires, contribuent à maintenir ce foisonnement relativement anarchique en permettant à n’importe quel individu d' »être vu » et de devenir son propre éditeur et diffuseur. Mais quelle que soit l’efficacité d’un moteur de recherche sur le texte intégral, il ne donnera jamais les résultats équivalents à ceux que donne un moteur qui s’appuie sur une description détaillée des ressources, laquelle ne peut se faire que dans le cadre d’un système élaboré de métadonnées et d’indexation.
Cela on le sait depuis longtemps. Diverses initiatives, venant essentiellement du Scéren et de la Direction de la technologie du MEN, essaient de mettre un peu d’ordre dans les ressources des sites publics. Mais les résultats ne sont pas encore à la hauteur. Indexer l’ensemble des ressources disponibles sur les sites académiques par exemple est une excellente chose, mais encore faut-il le faire avec des systèmes de description satisfaisants, s’appuyant sur des nomenclatures normalisées et de véritables « campagnes » d’information/formation pour que les producteurs, conduits à indexer leurs propres ressources, intègrent les bases de la « culture documentaire », ses outils, ses schémas.
Mais le désordre ne provient pas seulement de la difficulté de « repérer » les « bonnes » ressources. Il vient aussi de l’absence d’harmonisation de leur forme, du manque de rigueur dans le contenu, du défaut de maintenance (combien de ressources « périmées » ou mal mises à jour ?).
Qui ne voit qu’au total on est loin du compte ? On aimerait pouvoir dire au jeune enseignant qui débute, pour qui l’usage de l’informatique et d’internet est aussi naturel que la lecture d’un livre : Bienvenue dans un monde simple, accueillant, facile d’accès, sans esbrouffe graphique, avec des ressources en très grand nombre garantissant la liberté de choix, d’aussi bonne qualité que ce qui est diffusé en librairie, où peuvent facilement être localisés aussi bien des exercices avec corrigé sur le climat méditerranéen pour des lycéens de seconde qu’un protocole technique sur le test Elisa pour un niveau terminal ou un QCM sur l’Union européenne niveau 4ème édité depuis moins d’un an…
En vérité, produire et diffuser des ressources en bonne quantité et de bonne qualité, est la raison d’être d’un métier bien connu et bien caractérisé : celui d’éditeur.
Les éditeurs privés se mobilisent fortement aujourd’hui sur le numérique, et ils ont raison puisque c’est justement leur métier – même s’il faut bien constater qu’il est rare de trouver dans les nouveaux « canaux » des productions éditoriales originales.
Du côté du « pôle institutionnel », qui est l’éditeur ? ce n’est ni le ministère, qui n’a évidemment aucune vocation de producteur, ni les rectorats qui sur les « sites disciplinaires » hébergent pourtant des ressources, sans grand souci de leur qualité éditoriale (il y a bien sûr des exceptions) et de leur description documentaire.
En fait comme en droit, il y a aujourd’hui un éditeur public dont la première mission est « une mission d’édition, de production, et de développement des ressources éducatives, dans tous les domaines de l’éducation » . Cet éditeur est le CNDP et l’ensemble des CRDP.
Oui, ce réseau, baptisé aujourd’hui Scéren, est un éditeur, éditeur public de l’Education nationale, cité parmi les 8 organismes de droit public qui ont « vocation… à exercer une activité éditoriale » , aux côtés du CNRS, de l’IGN, de la direction des JO, de la Documentation française, etc.
Oui l’édition, en ligne ou hors ligne, numérique ou non, est un métier, et c’est notre métier. La production de ressources nous connaissons ça depuis longtemps : la recherche d’auteurs de qualité, les contrats d’auteur, leur rémunération, le partenariat, la co-édition, les « problèmes de validation », toute la machinerie de la diffusion,… nous pratiquons tout cela au quotidien, avec des « loupés » sans doute, mais avec combien de réussites et quelle expérience accumulée ! De nombreux CRDP publient aujourd’hui des ressources en ligne, le réseau n’a pas à rougir face au privé.
Au CRDP du Languedoc-Roussillon, comme dans d’autres CRDP, nous recherchons des enseignants disposés à publier leurs écrits. Nous en faisons parfois des ouvrages (nous en publions une vingtaine par an, certains CRDP en publient beaucoup plus), mais nous sommes aussi disposés à mettre en ligne leurs écrits, et à le faire en tant qu’éditeurs : comme pour un ouvrage imprimé, nous invitons les auteurs à se conformer à un cahier des charges, léger dans ses prescriptions, facile à mettre en oeuvre, avec préconisations techniques de mise en forme, et outils de description (logiciel + schéma de métadonnées). En échange, les auteurs sont rémunérés, dans le cadre d’un véritable contrat qui inclut, entre autres, un engagement de maintenance de la ressource (elle aussi rémunérée).
La logique, la cohérence de l’action publique exigeraient que soit clairement reconnue cette mission avec l’attribution des moyens nécessaires, de sorte que les établissements du réseau Scéren puissent mobiliser une (petite) partie de leur personnel à l’édition en ligne, et qu’ainsi puisse être enfin constitué un véritable « canal public » de ressources pour l’enseignement, homogène dans sa constitution et non pas fait de bric et de broc, au hasard de l’offre et des bonnes volontés, organisé rationnellement avec un système de description efficace et interopérable, et surtout gratuit pour l’utilisateur enseignant (ce qui n’empêche pas l’achat de ces ressources par les établissements scolaires sur des fonds publics, ainsi que cela se pratique déjà).
Depuis quelques temps, s’agissant des ressources en ligne, il n’est question que de vendre, on ne se préoccupe que de modèles économiques, et même au sein du Scéren on cherche (difficilement) ce qui pourrait être « vendu » dans nos ressources en ligne. Laborieusement on essaie de construire un marché, alors que la demande est encore mal définie, les standards inexistants ou non reconnus, l’offre encore balbutiante.
Laissons au privé l’obsession économique et les rêves d’Eldorado, le seul bénéfice que le service public doit rechercher est celui … du public, en l’occurrence des enseignants, et c’est ce qui le rapproche du « pôle associatif ».
On sait que l’avantage énorme de la diffusion en ligne est qu’elle coûte peu cher et qu’en dehors de l’auteur il n’y a pas beaucoup de frais. Certes, une bonne ergonomie, la simplicité d’usage, une navigation intelligente supposent des dispositifs techniques complexes, mais, comme on le dit souvent : le numérique c’est cher au départ car il faut fabriquer les outils, inventer les procédures, puis c’est beaucoup moins cher que, par exemple, la production imprimée.
Tous les CRDP ont des attributions de moyens sous forme d’heures supplémentaires. Celles-ci sont censées rémunérer les enseignants pour les actions conduites dans le cadre de la mise en oeuvre de la politique du CRDP (animations, édition, services multiples…). Le CRDP du Languedoc-Roussillon a déjà commencé, dans le cadre d’une expérimentation en SVT et SES, à consacrer une partie de ces moyens à l’achat de ressources numériques produites par les enseignants (5000 euros cette année, nettement plus l’année prochaine). Ainsi les auteurs, au lieu d’être rémunérés sous forme de droits proportionnels aux ventes (ce qui ne peut évidemment pas se faire pour des produits diffusés gratuitement), sont rémunérés de manière forfaitaire sous forme d’HSE, sur la base d’un barême fixé de concert avec quelques « experts disciplinaires ». L' »oeuvre » de l’auteur est revue, corrigée, avec lui, comme pour une publication imprimée, elle est de même « validée » par le CRDP de la même manière que sont « validés » tous les ouvrages qu’il publie.
Ainsi les cours, complets ou partiels, les TD et TP, les évaluations (avec corrigés, notes d’usage, etc.), les « fiches » multiples (fiches de lecture, protocoles scientifiques, fiches-méthode, etc.), les compte-rendus d’expériences, analyses didactiques, etc. sont à considérer comme des produits éditoriaux, et doivent donc être traités (manufacturés) comme tels.
On peut affirmer que le service public est d’ores et déjà en situation de contribuer à la production d’un très grand nombre de ressources – « contribuer » dis-je, avec des partenaires comme les associations dont la riche expérience montre qu’elles sont les plus efficaces pour repérer et faire émerger l’offre. Un minimum de coordination du côté de l’éditeur public (le Scéren) permettrait de « partager » le travail, par exemple par disciplines, entre Centres volontaires. Les outils de production et de description seraient mutualisés, les moyens en heures mobilisés.
Une telle orientation serait toutefois plus facile à mettre en oeuvre si deux conditions étaient satisfaites.
Il faudrait en premier lieu que les CRDP puissent transférer une partie (petite à vrai dire) de leurs moyens consacrés à produire des ressources pour la vente vers des activités qui « ne rapportent pas », ce qui revient à dire que leurs moyens de fonctionnement ne soient plus autant qu’aujourd’hui dépendants de leurs recettes commerciales (je rappelle que les subventions d’Etat attribuées aux CRDP couvrent environ 85 % de leur masse salariale, ce qui les met dans l’obligation absurde, avec les dérives qu’on imagine, de « faire de l’argent à tout prix »).
En deuxième lieu, un véritable pilotage du réseau est indispensable : un centre pilote ayant l’autorité et les compétences nécessaires doit coordonner et impulser dans le même sens l’ensemble des CRDP prêts à participer à la production massive de ressources en ligne. La délocalisation du CNDP, pilote « naturel », complique les choses, c’est le moins qu’on puisse dire. Alors que les forces centrifuges gagnent du terrain, le pilotage du réseau dans le domaine des TICE est actuellement quasi-inexistant.
Malgré les incertitudes, le temps perdu, les retards accumulés il reste que dans notre réseau chaque Centre régional est un partenaire potentiel.
Comme le dit Serge Pouts-Lajus, dans la dépêche précitée, l’offre des associations est une offre de « valeur », mais jusqu’à présent « éparpillée et fragilisée ». Je suis convaincu que l’éditeur public peut contribuer à donner du corps et de la solidité à cette offre, dans le cadre de partenariats à monter au niveau national et/ou au niveau décentralisé des CRDP et des académies.
Du coup, cher François Jarraud et chers collègues des « nouvelles communautés éducatives », notre terrain de collaboration est tout trouvé. Vous n’avez quasiment pas de moyens, nous en avons un peu. Nous avons le même but : servir les enseignants ; nous avons la même certitude quant au rôle des TICE dans la production et la diffusion des ressources.
Nous avons aussi le même attachement à l’idéal de gratuité et de qualité, en un mot : de service.
Travaillons ensemble !
Jean-Pierre Comert
Directeur adjoint du CRDP du Languedoc-Roussillon,
chargé de l’action éditoriale