Quelle place accorder à l’épistémologie des sciences historiques en SVT ? Dans un article à paraitre intitulé « L’enseignement de l’évolution : redonner une place à l’épistémologie des sciences historiques », à paraître dans la revue Recherche en Didactique des Sciences et des Technologies (RDST) à l’automne, Sylvain Charlat, chercheur au CNRS, Fabienne Paulin, professeure de SVT et Cédric Triquet (université d’Avignon) étudient les manques de démarches historiques en cours de SVT. « Alors que l’approche hypothético-déductive peut donner l’apparence d’une marche tranquille vers la vérité, la démarche historique laisse ses zones d’ombres plus apparentes », note Sylvain Charlat. Dans leur article, les spécialistes pointent « les zones de fragilité » et rappellent la nécessité d’argumenter pour faire vivre les théories scientifiques. « La tentation est forte de généraliser à partir d’un seul exemple traité en classe ».
Pourriez-vous résumer votre approche et vos conclusions ?
Sylvain Charlat : Dans le cadre de sa thèse, Fabienne Paulin a identifié les difficultés épistémologiques comme un verrou critique pour l’enseignement de la théorie de l’évolution, au-delà des raisons idéologiques souvent avancées. Elle a notamment pointé du doigt l’absence d’une approche historique assumée, qui est pourtant la seule adaptée pour des questions ayant trait à des évènements passés, comme la sortie des eaux ou l’extinction partielle du groupe des dinosaures. Dans cette étude, nous analysons en particulier des activités proposées en classe sur un objet courant de la biologie évolutive, l’arbre phylogénétique, qui relève typiquement des sciences historiques. Pourtant, nous notons qu’une démarche pseudo-expérimentale est souvent proposée, en relation avec des instructions programmatiques qui, comme nous l’avons montré dans une étude précédente, n’accorde qu’une place très insuffisante à la démarche historique.
Comment expliquez-vous ce manque de démarches historiques dans l’enseignement des SVT ?
SC : Comme nous l’évoquons en conclusion de notre analyse, une explication plausible touche à la question plus large du rapport à l’incertitude en science. Alors que l’approche hypothético-déductive peut donner l’apparence d’une marche tranquille vers la vérité, la démarche historique laisse ses zones d’ombres plus apparentes. Présenter la démarche historique comme telle impliquerait nécessairement d’entrer dans une réflexion épistémologique à laquelle ni les enseignants ni les élèves ne sont visiblement préparés. Au contraire, la classe de science, depuis la maternelle jusqu’aux supérieur, est trop souvent le cadre d’une présentation du monde « tel qu’il est » et non « tel qu’on peut le concevoir ». Comme le disait Niels Bohr à propos de la physique, la tâche des scientifiques n’est pas de découvrir « ce qu’est le monde », mais plus modestement, « ce que l’on peut dire du monde ». Si je dis « l’ADN est le support de l’hérédité », je peux donner à mon propos un accent de vérité, appuyé sur une démarche expérimentale. Mais si je dis, « les dinosaures ont disparu à cause d’une météorite », je ne peux raisonnablement afficher une grande certitude, puisque je ne saurai jamais, à l’évidence, ce qui s’est exactement passé il y a 65 millions d’années. Pourtant, dans les deux cas, ce que j’énonce est un modèle, une construction mentale, avec une dose inévitable et difficile à appréhender de subjectivité, de cloisonnements artificiels, et de limitations sensorielles.
Attention, il ne s’agit en aucun cas de sombrer dans un relativisme stérile, qui voudrait établir une équivalence entre toutes formes d’accès à la connaissance. Car si la science ne peut prétendre à la « vérité », elle peut néanmoins se targuer de la cohérence d’ensemble des explications qu’elle propose, et de leur compatibilité avec les « faits », c’est à dire plus modestement avec « ce que nous pouvons percevoir du monde réel ».
FP : Ajoutons également que les démarches d’enseignement qui mobilisent des moments d’expérimentation sur des objets isolables en classe sont parfois peu vigilantes sur les modes de validation. La tentation est forte de généraliser à partir d’un seul exemple traité en classe. Mais dans les sciences basées sur le réel sensible, « le cas ne fait pas la règle ». Il est nécessaire d’exercer en permanence pour les démarches d’enseignement des sciences (qu’elles soient concrètement expérimentales ou historiques) une surveillance sur les conclusions que les élèves doivent produire et leur apporter si besoin les compléments nécessaires pour en assurer la validité. Il s’agit finalement d’accompagner les élèves par un discours en phase avec l’épistémologie mobilisée pour ne pas laisser s’installer une vision simpliste des procédures scientifiques. En bref, il ne faut pas laisser croire aux élèves qu’ils font, à eux-seuls, de la science en classe de science.
En quoi la phylogénie est-elle différente des autres thématiques enseignées en SVT ?
SC : La phylogénie est cette discipline qui vise à décrire les liens de parenté entre les êtres vivants, actuels ou éteints, et éventuellement à préciser les processus à l’œuvre, tel que la fréquence ou la nature des mutations génétiques. Elle ne peut évidemment être tenue comme argument en faveur de la théorie selon laquelle la biodiversité serait le fruit d’une évolution. Pour noble et riche que soit cette discipline, elle n’est qu’une mise en application de cette théorie. Sous l’hypothèse de l’évolution, je peux décrire la biodiversité au travers des arbres phylogénétiques, et enrichir la précision de cette description en combinant au mieux toutes les informations dont je dispose, depuis les génomes jusqu’aux fossiles. Tacher d’appliquer une « démarche d’investigation » qui viserait à « prouver » que les êtres vivants sont apparentés parce qu’on peut les placer sur un arbre phylogénétique est un contresens épistémologique évident. Pourtant, comme le démontre l’enquête menée par Fabienne Paulin, qui rapporte de tels « pseudo-moments d’expérimentation », les classes de sciences ne sont pas exemptes de ce type de « raisonnement ». Mais la phylogénie n’est vraisemblablement qu’un exemple, qui démontre plus généralement qu’un cadre épistémologique trop stricte peut mener à des impasses didactiques.
Évidemment, il ne s’agit pas de généraliser et de dénoncer une absence totale dans nos enseignements des raisonnements relevant des sciences historique, qui pourront apparaître « évidents » à certains lecteurs. Il ne s’agit pas non plus de jeter la pierre aux enseignants eux même, dont nombre ne se reconnaitront sans doute pas dans la démarche que je viens de caricaturer. Il s’agit plutôt de pointer une zone de fragilité et de réfléchir à ses implications… ce qui nous ramène au sujet plus général du rapport à l’incertitude, qui n’est une question simple pour personne, élèves, enseignants, inspecteurs ou chercheurs.
Qu’est-ce que le principe de parcimonie ?
SC : C’est un principe que nous utilisons en permanence de manière intuitive. S’il me manque mes clefs, mon portefeuille et mon téléphone, c’est peut-être que je n’ai pas pris mon sac. En bref, on considère généralement comme plus probable une explication minimale qu’une explication complexe impliquant de multiples causes indépendantes. Ce principe est aussi au cœur des méthodes de reconstruction phylogénétiques : si les tigres, les girafes et les lézards possèdent 4 pattes, c’est peut-être qu’ils descendent d’un ancêtre commun à 4 pattes. Mais ce principe n’est évidemment pas une règle infaillible. Si les mouches, les chauves-souris et les oiseaux possèdent des ailes, c’est peut-être qu’ils descendent d’un ancêtre commun qui savait voler. Ou peut-être pas… Tout l’art de la reconstruction phylogénétique tient à séparer le grain de l’ivraie, à savoir quelles ressemblances constituent des « homologies » des ressemblances qui nous informent sur les relations d’apparentement, ou au contraire des « homoplasies », des points communs qui ne sont pas due à l’ascendance commune, et contredisent ponctuellement le principe de parcimonie.
Plus globalement, que préconisez-vous pour enseigner l’incertitude en sciences ?
SC : N’étant pas moi-même sur le terrain à haut risque que constitue la classe, je ne saurais préconiser quoi que ce soit, mais je peux proposer des pistes, dont la faisabilité et la pertinence doivent être évalués par les premiers intéressés, à savoir les enseignants et les élèves. Il me semble que la première étape serait une prise de conscience de cette déconnexion fondamentale entre science et vérité. Si je trouve une tablette d’argile gravée d’une écriture inconnue, je peux chercher le « vrai » message, dans le sens où il y a un message, une intention, une pensée derrière cet objet. Mais si je trouve un caillou, comment prétendre découvrir son « histoire vraie » ? A moins de supposer qu’il est effectivement le fruit d’une pensée, d’une intention, cette quête est, par définition, vaine. Empruntons à la science-fiction une autre comparaison pour clarifier le propos. Dans le film Matrix, quelle est la différence fondamentale entre le monde réel (ou les hommes vivent dans de grands incubateurs contrôlés par les machines) et le monde de « la matrice » qui n’est qu’un simulacre de la réalité des années 90 ? Le second est le fruit d’une intention, il est passé par la moulinette de la rationalité, aussi complexe et riche soit-il, mais pas le premier. La science est née de cette idée que le monde avait un sens, qui ne demandait qu’à être découvert, comme « la matrice ». Mais elle a paradoxalement accouché de théories qui permettent de se passer de cette hypothèse très parcimonieuse (une seule cause !) mais surnaturelle.
Mais nous avons été bercés depuis l’école maternelle ou primaire de la « la terre tourne autour du soleil », « l’homme est le cousin du chimpanzé », ou (un peu plus tard), « le temps est relatif à l’espace » ; des propos assénés avec parfois plus d’autorité que d’arguments. Nous en avons oublié que chacune de ces propositions devrait être précédé de « tout se passe comme si… ». Je choisis à dessein des théories tellement solidement éprouvés qu’elles nous apparaissent comme des « faits » (même si la 3ème est un peu moins intuitive). Mais n’oublions pas que ce sont avant tout des idées, de bonnes idées, certes, mais des idées, sorties un beau jour d’esprits créatifs et audacieux. J’ai vu des collègues combattre avec vaillance les idées créationnistes en avançant que « l’évolution est un fait, pas une théorie ! ». Je pense que c’est une fausse piste, même si je partage leurs motivations. L’évolution demeure bien, par définition, une théorie, et quelle théorie !
En tant que chercheur, j’ai vécu une telle prise de conscience, et je peux témoigner qu’elle mène rapidement à modifier nos manières de penser, de parler, d’écrire et évidemment, d’enseigner quand nous en avons l’honneur. Elle mène également à distinguer de manière claire (et les élèves en ont besoin) les conventions (telles que le nombre de jours dans une semaine ou de fuseaux horaires) et les théories scientifiques. De même, le statut très particulier des mathématiques au sein des disciplines scientifique apparaît alors évident, tant il est « vrai » que 2 plus 2 font 4, puisqu’il s’agit d’une relation logique, et non d’une description du monde.
Le reste devrait découler naturellement. C’est à dire le débat. Nous pas le débat d’idées entre le camp des « pour » et « contre » la théorie de l’évolution, du big bang ou des cordes, mais le débat scientifique. Quels sont vos arguments ? Cette théorie est-elle compatible avec toutes les autres ? D’autres théories pourraient également être compatibles avec les données ? Quelles sont vos sources et quelle confiance peut-on leur accorder ? En bref, le sens critique, qui fait le cœur de la science, et peut-être aussi en partie du « vivre ensemble » dont nos sociétés semblent de plus en plus manquer. Évidemment, ma proposition peut paraître risquée : les jeunes esprits en pleine construction affective et intellectuelle sauront-il accepter le doute ? Et la science ne risque-t-elle pas alors de perdre son statut de référence aux yeux des élèves ? Mon pari est qu’au contraire, elle en sortira renforcée. Car cette faille, vous l’aurez compris, n’en est pas une à mes yeux. En la révélant au grand jour, aux élèves, au grand public, en l’assumant pleinement, la science montrera son plus beau visage, celui d’une activité fondamentalement créative, d’une exploration de l’inconnu, exempte, au moins dans ces principes fondamentaux, du dogmatisme qui mène aux obscurantismes de tout poil. En bref, il me semble qu’il faudrait commencer tout de suite, et qu’en tout état de cause, cela prendra du temps…
Quelles ressources conseillez-vous aux enseignants ?
FP : Il me semble que cette formation à l’épistémologie des sciences devrait être réalisée dans le cursus qui mène au professorat des sciences et des écoles. Les masters MEEF devraient apporter ces compétences aux futurs enseignants. Ils commencent à le faire mais en attendant, les enseignants peuvent s’appuyer sur les ouvrages de Guillaume Lecointre et d’Hervé Le Guyader, de Jean Gayon, d’Armand de Ricqlès, de Stephen Jay Gould (par exemple, « La vie est belle », 1998) ou de Michel Morange. Tous apportent des éléments de réflexion accessibles en première lecture. Pour aller plus loin, il faut entrer dans les ouvrages de philosophie des sciences et d’épistémologie tels que « Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique » de Karl Popper. Nous renvoyons les lecteurs vers vers le site des « éditions matériologiques » qui promeuvent les ouvrages dont nous parlons ici ; nous pensons notamment à la contribution de Jean-Gayon à « Qu est ce que la science… pour vous ? », édité par Marc Silberstein.
Au-delà de l’article discuté ici, nous pouvons également suggérer la lecture de notre précédente étude, qui couvre plutôt une analyse des programmes (Paulin et al., 2318, Recherche en Education, 32:18-31). Nous invitons également les personnes intéressées à consulter les conférences en ligne des auteurs précités qui s’adressent à un public large. Signalons par exemple les conférences des colloques organisés par l’AFPSVT (Association pour la formation des professeurs de SVT). Le prochain colloque aura lieu les 26 et 27 juin 2019 à Paris et traitera de questions épistémologiques.
Entretien par Julien Cabioch