Par François Jarraud
Que reprochent-ils à la généralisation du bac pro en 3 ans ? Le Café a publié les réactions syndicales, ses propres analyses. Il nous manquait l’avis de profs de terrain. S. Deshayes, S. Magnien, M. Thiébaud sont des professeurs expérimentés. Ils sont hostiles à cette réforme et nous expliquent pourquoi.
Qu’est ce qui vous heurte dans cette réforme du bac pro ?
S. Deshayes (PLP Lettres Histoire) : C’est la logique avec laquelle elle est conduite : on confond vitesse et précipitation et au final ce sont toujours les mêmes qui paient les pots cassés : les élèves d’abord et les enseignants ensuite. Elle est décidée unilatéralement sans concertation préalable. L’individu n’existe pas, il est sacrifié sous le sacro-saint autel de la rationalisation économique… ce n’est pas sérieux, et on peut quand même légitimement se poser la question de la nécessité de cette « urgence »…
S. Magnien (PLP Lettres Histoire) : Non seulement sans concertation préalable mais en plus les résultats des expérimentations des bac pro 3 ans sont loin de montrer la pertinence du système…
M. Thiébaud (PLP Maths Physiques) : oui, il n’y a aucune réflexion par exemple sur le devenir de ces élèves post Bac, ni sur les programmes, ni sur l’évaluation, ni sur une approche pédagogique innovante et le soupçon de vouloir faire des économies est très probable. Aucune consultation des gens de terrain (nous !). Bref tout est bâclé… Etc … car c’est urgent !
La réduction de 4 à 3 ans c’est plutôt un avantage pour les élèves … En tout cas ça les met à égalité avec les élèves des autres filières…
M.T. : C’est vrai que cela peut valoriser du moins psychologiquement les élèves, mais en contre partie le niveau du bac sera très dévalorisé auprès des professionnels car effectivement le niveau sera abaissé, sauf s’il y a une sélection au départ ce qui en ferait finalement une filière gratifiante qui, rapidement, deviendrait inaccessible aux élèves les plus faibles. Etc … car c’est urgent !
S. M. : Ce pourrait être un avantage pour les meilleurs élèves des classes de BEP (ceux qui sont proches d’un profil d’élève de Seconde générale) qui pourraient suivre le rythme d’une formation en 3 ans, mais ils sont peu nombreux. Donc généraliser les bac pro 3 ans avec, à terme la suppression des BEP, en tout cas la forte diminution de l’offre de BEP, semble une hérésie d’un point de vue pédagogique et didactique.
S.D. : Oui voilà une question bien provocante, il ne faut pas avoir fait de longues études de philosophie pour comprendre que l’égalité ce n’est pas ça, l’égalité dans ce cas c’est un principe pour permettre à tout le monde d’accéder à une qualification donnée : il faut trois ans pour les uns (et à quel prix ?) quatre pour les autres, et alors ? C’est justement parce qu’on veut une égalité des diplômes que les conditions de son obtention sont différentes…
Aujourd’hui d’après le ministère seulement 46% des titulaires d’un BEP continuent en bac pro. Le ministre explique qu’en réduisant la durée il augmentera le pourcentage de bacheliers et qu’il n’y aura donc pas de suppressions de postes. Que pensez vous de ce raisonnement ?
M.T : Non, c’est faux car il va falloir du coup accueillir tout le monde et je doute qu’il y ait des créations de filières ! Pour augmenter le pourcentage il suffit de réduire les filières et d’en permettre l’accès qu’aux bons élèves. La volonté politique sous jacente est évidente : réduire l’accès au bac pro et donc favoriser l’apprentissage à 14 ans pour les autres. Etc … car c’est urgent !
S.D. : Ou c’est vrai, mais alors on arrive au cœur d’un débat pédagogique d’envergure : la confusion entre massification et démocratisation : si on veut absolument 80% d’une classe d’âge au niveau bac (et donc du bac pro) cela se fera forcément au détriment de la qualité, et on ne s’étonnera pas alors de la généralisation du CCF dans quelques temps, je peux me tromper mais je ne sais pas, j’ai comme un pressentiment… Bref c’est le propre d’un raisonnement fallacieux qui évite de se poser les bonnes questions.
S.M. : 46% des titulaires d’un BEP continuent en bac pro… mais combien parmi ces 46% aurait été capables de faire d’emblée un cursus en 3 ans sans déjà se remotiver et se remettre en selle scolairement en préparant en 2 ans un diplôme qualifiant ? Et que dire des 54% qui de toutes façons ne continuent pas… Donc, ceci se fera au détriment des élèves les plus fragiles (toujours les mêmes!!) et supprimera un nombre conséquent de postes, CQFD.
La question de l’augmentation des qualifications se pose dans tous les pays développés. Pour les jeunes qui sont en BEP que faudrait il faire pour que leur taux de poursuite d’études augmente ?
S. D. : Personnellement je ne suis même pas convaincu du postulat parce que bien que l’on veuille nous faire croire qu’il n’y a plus de « classe ouvrière » et encore moins de « prolétaires » (c’est encore dans le dictionnaire ?) je crois qu’au contraire il y a un intérêt économique et social à paupériser une partie de la population, à garder une forte proportion de chômeurs et de précaires, ce sont potentiellement (pas tous heureusement) des gens plus malléables, plus flexibles, moins « révolutionnaires » ou en tous cas qui n’ont pas les moyens de l’être…
S. M. : En tous cas si on veut augmenter le nombre de bacheliers pro il faut que les deux ans de BEP soient un véritable tremplin pour remettre en selle des élèves en difficulté scolaire et leur redonner confiance en eux-mêmes. Cela se fait par la qualité de l’enseignement dispensé mais aussi, et surtout, par la qualité des relations enseignants-élèves. Or cette qualité dépend beaucoup des conditions de travail (nombre d’élèves par classe, seuils de dédoublement, moyens matériels des établissements…)
M. T. : Il faut aussi des Bac pro réellement à leur portée et en quantité suffisante, suivis de BTS dans les mêmes conditions, bref une filière harmonieuse du BEP à l’enseignement supérieur et qui soit pensé dans l’intérêt des apprenants (qui n’est pas toujours l’intérêt économique de l’état ou des entreprises beaucoup plus urgent !).
Propos recueillis par F. Jarraud
Quelques liens :
Sur le Café : Bac pro :syndicats et ministre
Surle Café : article de S. Deshayes