« Derrière la question de la Shoah, il y a celle posée à l’élève sur sa place dans l’histoire de l’humanité ». Professeur de lettres histoire-géo au lycée Louis Jouvet de Taverny (95), Clément Bouchereau a fait de la Shoah un point central de ses cours sur les trois années du bac pro. Il explique cela très bien dans un excellent numéro d’Interlignes, la revue académique des PLP de Versailles. Nous avons voulu aller plus loin avec lui. Oui on peut enseigner la Shoah en lycée professionnel. Oui on doit le faire. Mais cet enseignement interroge à la fois la position de l’enseignant et la personnalité des élèves. Elle interroge aussi son professionnalisme en construction.
Dans l’article que vous avez donné à Interlignes, vous insistez sur le fait que l’enseignant doit approfondir ses connaissances avant d’enseigner la Shoah. Pourquoi ?
Il restera toujours un sentiment chez les enseignants l’idée que ce cours sur la Shoah est différent, plus solennel. C’est un cours phare qui renvoie vraiment au métier et au coeur de la mission qui nous a fait choisir ce métier. Mais quand on regarde la montée de l’antisémitisme chez les jeunes, on est obligé de se dire qu’on enseigne mal la Shoah et qu’il faut revoir cet enseignement. Alors cela passe par une formation. Personnellement j’ai beaucoup appris et apprécié la formation reçue au Mémorial de la Shoah.
Vous évoquez cette montée de l’antisémitisme. Elle amène certains enseignants à fuir ce sujet. Vous en avez fait au contraire le pilier de trois années de cours en bac pro. Comment abordez vous cette question en classe ?
J’essaie de porter en classe une connaissance factuelle. Nous avons des élèves qui sont gagnés par le complotisme. J’invite les élèves à penser le monde nazi à travers le thème du « complot juif ». Le pari c’est se dire que cet événement historique va cheminer dans la tête des élèves. J’ai remarqué qu’à un moment donné les élèves me disent : « mais c’est quoi un juif ? » On en revient à une meilleure connaissance des religions.
Il y a quand même toujours la question de rendre un événement comme la Shoah intelligible. Comment faire ?
Je commence par retracer le parcours d’un juif, arrêté à Paris et mort en chambre à gaz. Cela permet d’incarner la Shoah. Il faut partir d’un cas réel avant de parler statistiques. Quand cela est fait les élèves vont essayer de comprendre. Passer par la pensée nazie aide les élèves à comprendre ce qu’ont vécu les victimes.
C’est pourquoi cela vaut la peine d’aller à Drancy, puis en Pologne pour comprendre le processus de la Shoah. Les élèves ont construit une exposition au CDI, avec ma collègue professeure documentaliste, qui présente les étapes de la Shoah. Ilsont fait un travail d’historien.
Quand on enseigne la Shoah il y a la question de l’émotion. Comment fait-on avec elle ?
Heureusement on ne peut pas supprimer l’émotion. Les élèves sont sensibles. Mais l’enseignant doit naviguer entre émotion et savoir. Il doit laisser de la place à l’émotion et donner du temps au travail d’historien. En lycée professionnel on ala chance de la bivalence. On peut donner plus de place à l’émotion dans le cours de français et la mettre au travail dans le cours d’histoire.
L’école doit apprendre l’empathie ?
Pour moi, oui. Derrière la question de la Shoah, il y a celle posée à l’élève sur sa place dans l’histoire de l’humanité. S’inscrit-il dans la société et son histoire ? Sent-il que cette histoire est aussi la sienne ? Est-il individualiste ou a-t-il conscience d’appartenir à un collectif ? Réfléchir à ces questions est bien dans le rôle de l’école. Les élèves ont du mal à s’inscrire dans le collectif. Admettre ce qui s’est passé c’est admettre que le monde est difficile. Ils peuvent refuser tout cela. Sur cette question, le voyage en Pologne est d’une grande aide. En Pologne les élèves ne peuvent plus se dire « ça n’est pas vrai ». Ils réalisent que cela existe. Une de mes élèves a vécu un retour au réel aussi rapide en découvrant le tatouage des déportés sur le bras d’une pensionnaire en maison de retraite.
Justement parlons de la classe. Ce sont des élèves de bac pro ASSP (soins à la personne), très majoritairement des filles. Elles interviennent en maison de retraite où elles sont confrontées à la souffrance et à la mort. L’empathie est une compétence professionnelle. Leur professionnalisation aide à enseigner la Shoah ?
Les collègues des disciplines professionnelles, qui sont d’excellentes professionnelles, font un important travail sur ces questions et notamment sur celle de la maltraitance. Elles préparent les élèves à ce qu’elles vont vivre en stage.. Et la plupart de ces élèves ont une fibre humaine très forte. On a un autre point d’appui en lycée professionnel qui est le fait que l’on a les élèves trois années de suite. On connait bien chaque élève et cette longue relation nourrit la confiance.
La bi disciplinarité (lettres histoire-géo) cela aide ?
Dans un projet comme celui là cela permet déjà d’avoir plus d’heures de cours. Par rapport à un cours classique d’histoire, on peut faire écrire les élèves, les faire lire. On travaille la distinction entre réalité et fiction.
Vous avez choisi de travailler la Shoah sur les trois années du bac pro. Cela a-t-il eu un impact sur la classe ?
Cela a permis de construire l’expertise des élèves. Ils ont ajouté année après années des connaissances. Evidemment s’est posée la question de la lassitude. Mais j’ai choisi un temps long car j’ai jugé que c’était formateur pour les élèves. Ca les bouscule de voir qu’on peut prendre son temps.
Les élèves de lycée professionnel ont-ils vraiment besoin d’étudier la Shoah ?
Il faut montrer aux élèves que ce n’est pas parce qu’ils sont en lycée professionnel qu’ils ne doivent pas maitriser ce sujet. Cette formation est d’autant plus nécessaire que c’est dans les milieux populaires que la Shoah est moins connue.
Propos recueillis par François Jarraud
Retrouvez l’article de C Bouchereau dans Interlignes