Un mème est un élément culturel qui, reproduit, imité ou détourné, se propage rapidement sur internet. Pendant le confinement, au collège Pithou classé REP à Troyes, Céline Quentin a amené ses 3èmes à en produire sur la pièce d’Anouilh « Antigone ». Sacrilège ? Ou détour pédagogique amusant pour favoriser des échanges à distance autour de la littérature, pour susciter le plaisir d’une appropriation et d’une actualisation de l’œuvre ? Le mème est ici accompagné d’un texte d’explicitation des choix. Et cette fusion de la culture légitime et de la culture illégitime apparait féconde : « Pouvoir rire d’un sujet implique de pouvoir prendre une certaine distance. Mais pour atteindre cette distance, il faut avoir bien compris l’œuvre. Certains élèves sont même parvenus à faire passer leur propre vision de la pièce à travers les mèmes, ce qui démontrait une solide assimilation. »
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un « mème » dans la culture numérique ?
En culture numérique, un « mème » est une image, une chanson, un gif, qui transmet une émotion/ un concept, que chacun peut s’approprier, le plus souvent de manière humoristique. Il y a quelques années, la chanson « never gonna give you up » de Rick Astley était un mème très fréquent, le symbole même de la plaisanterie qui jouait sur l’attente. L’utilisateur donnait soi-disant un lien vers quelque chose de désiré (bande annonce de jeu, de film, corrigé de devoir maison) et la personne piégée ne trouvait au bout du lien que la chanson « never gonna give you up ». Cet usage de la chanson a même donné le verbe être « rickrollé » (en bon français, to be rickrolled). Aujourd’hui on peut trouver des textes dont les premiers mots de chaque phrase sont les paroles de cette chanson : le mème a évolué et les gens se le sont appropriés.
A l’origine du travail, il y a un « mème » envoyé par un élève : dans quel contexte exactement ?
Dans le cadre du programme de français de 3ème, nous devons étudier la satire, j’inaugure donc mon cours avec Une modeste proposition de Jonathan Swift, qui, dans un pamphlet à l’ironie mordante, propose de manger les enfants des pauvres pour ne plus être dérangé par leur misère. Généralement le texte plait aux élèves et les fait beaucoup rire. Cette année, un élève, qui avait manifesté plusieurs fois son intérêt pour les mèmes m’en envoie un deux jours après l’étude du texte, sur une impulsion personnelle.
On y voit 2 vignettes : un homme respirant les cheveux d’un nourrisson avec une expression béate, et le même homme humant la fumée qui s’échappe d’une casserole, avec le même visage réjoui. Au-dessus des vignettes, cette phrase « the wonderfull smell of a baby ». J’ai ri, fort, en recevant le même. L’élève avait tout compris. Puis je me suis dit qu’il était possible d’appliquer cette « mèmification » à d’autres textes.
Vous-même pendant la période du confinement avez demandé à vos 3èmes de créer des « mèmes » sur la pièce Antigone : avec quels objectifs ?
L’objectif était de leur donner un bilan de séquence original, afin que les élèves prouvent leur compréhension et leur assimilation du texte. Ils étaient chez eux et avaient accès à toutes les ressources d’internet, il fallait donc sortir des sentiers battus pour ne pas s’exposer à un recopiage sauvage d’une analyse internet.
Quelles consignes leur avez-vous données ?
Les consignes étaient simples : il fallait créer 3 mèmes, inspirés de la pièce. Il fallait que les mèmes parlent de trois éléments différents de la pièce. Les mèmes devaient être accompagnés d’une argumentation expliquant le travail et utilisant les connecteurs logiques. J’ai ajouté ce travail argumentatif pour deux raisons : d’abord pour qu’ils s’entrainent à argumenter, ensuite parce que je savais que je pourrais ne pas forcément comprendre les plaisanteries de mes élèves et je ne voulais pas mal noter un travail au prétexte que je ne l’avais pas compris.
Quelles ont été les productions les plus pertinentes ? Pourquoi ?
Les productions les plus pertinentes ont été celles qui ont montré la plus grande maitrise à la fois de la pièce mais aussi des mèmes et de leur humour. J’ai eu des travaux intéressants et justes qui n’étaient pas drôles. Pouvoir rire d’un sujet, implique de pouvoir prendre une certaine distance. Mais pour atteindre cette distance, il faut avoir bien compris l’œuvre. Certains élèves sont même parvenus à faire passer leur propre vision de la pièce à travers les mêmes, ce qui démontrait une solide assimilation.
L’expérience a été menée durant le confinement : avec quelle adhésion des élèves ? avec quelle modalité de partage ?
Je proposais 3 sujets différents. On pouvait utiliser des mèmes, des gif animés, ou créer un faux compte twitter (avec un site prévu à cet effet). Les gifs ne sont pas animés sur les pages de traitement de texte, ni de pdf. J’ai donc fait le choix d’envoyer le sujet via un logiciel de présentation de diapositive (power point). Le sujet a été déposé dans l’ENT.
Une moitié de la classe m’a renvoyé des travaux. Ce qui est beaucoup. Sur une classe de 21 élèves, qui comptait 3 allophones, 3 élèves avec des impossibilités de connexion et encore 4 élèves ayant perdu toute motivation (Ces mêmes élèves ont reconnus ne pas s’être connectés durant le confinement lors de nos retrouvailles cette semaine.) j’ai reçu 10 travaux. Certains m’ont renvoyé des images en ajoutant leur argumentation dans le mail. D’autres m’ont renvoyé des pdf, d’autres des fichiers word ou open office. A l’avenir, je préciserai le format retour.
Quels prolongements ou adaptations vous semblent envisageables dans un autre contexte ?
Je pense refaire cet exercice en classe, en salle informatique en mettant les élèves par deux, pour une durée de 2h. S’y connaitre en même, ne signifie pas être à l’aise avec le texte et inversement. D’où mon désir de rendre ce travail un peu plus collectif. J’aimerais aussi creuser l’idée du faux compte twitter, je pense qu’il pourrait être davantage exploité.
A la lumière de cette expérience, quel vous semble l’intérêt de relier ainsi culture littéraire et culture numérique ?
Ce qui caractérise un classique, c’est qu’il est indémodable ; que les émotions décrites par Sophocle, Racine ou Anouilh sont encore aujourd’hui les mêmes. Notre rôle à nous professeurs de français est de faire entendre aux élèves la voix des auteurs. A travers la culture numérique, je fais le vœu que les élèves s’emparent du texte, se l’approprient, le digèrent et enfin, en rient.
Ces œuvres sont d’hier et d’aujourd’hui. La culture numérique permet aux élèves de révéler à leur propres yeux cet aujourd’hui.
Ce n’est finalement guère plus audacieux que de mettre un costume trois pièces à Hamlet ou une veste en cuir à Figaro, cependant, cela fait toujours son petit effet.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut