Comment représenter la peinture au cinéma ? De quels moyens dispose le 7ème art pour restituer la création à l’œuvre dans le geste pictural ? Pour son seizième film, récompensé par le Grand Prix au Festival de Cannes en 1991, Jacques Rivette explore jusqu’au vertige l’extraordinaire alchimie dans l’acte de création unissant le peintre et son modèle, à travers une libre adaptation du « Chef d’œuvre inconnu » d’Honoré de Balzac. « La Belle Noiseuse » nous invite en effet au cœur de la relation complexe qui se noue entre un artiste reconnu, Edouard Frenhofen, en panne d’inspiration et Marianne la jeune fille qui pose et lui permet de venir à bout d’un grand tableau inachevé, abandonné depuis dix ans. A travers une intrigue irriguée par la vie de l’atelier, la mise en scène fluide et les accidents lumineux épousent avec exactitude le mouvement de la peinture, suggère avec justesse la durée nécessaire à son accomplissement et le difficile chemin fait de souffrance et d’exaltation vers la vérité de l’art et l’expérience émancipatrice de son exercice.
Expositions trompeuses
Au soleil dans un jardin ombragé, une jeune fille attablée s’évente pour apaiser la chaleur intense de juillet. Puis nous découvrons une amie de son âge assise à côté d’elle dans une nonchalance désoeuvrée. La caméra par un travelling latéral nous dévoile un jeune homme installé à une autre table. Dans l’auberge, au balcon du premier étage, une jeune femme prend des photos du garçon en cherchant à dissimuler son acte. Ce dernier la menace et lui demande de cesser, comme s’il ne connaissait pas la photographe. Sous les regards intrigués des voisines de table (échangeant en anglais), un jeu étrange s’installe. En fait, Marianne (Emmanuelle Béart) et Nicolas (David Burszkin)- en couple dans la même chambre à l’hôtel- (se) jouent la comédie. Ils sont venus rendre visite à un peintre célèbre habitant la région. Nicolas est peintre lui aussi et c’est son ami Balthazar Porbus (Gilles Arbona), collectionneur et marchand d’art, qui a organisé la rencontre et vient d’arriver en voiture rutilante.
Un prologue trompeur en ouverture avant la visite chez les Frenhofen dans leur château dominant le village en vieilles pierres et petites ruelles encaissées, non loin de Montpellier. Nouvelle exposition aux apparences troublantes. Lorsqu’ils frappent à la lourde porte d’entrée, une jeune fille inquiète s’enfuit et ses pas les conduisent à Liz (Jane Birkin), en l’absence du peintre, le quel ne devrait pas tarder. Présentations, proposition d’une boisson par la maîtresse de maison, découverte de quelques grandes pièces –pavées, décorées, chargées de livres ou de fresques, parfois vides et claires, parfois surchargées et sombres- dans cette immense demeure ouverte sur un vaste jardin boisé. Le peintre Frenhofen (Michel Piccoli) apparaît enfin à ses hôtes, semblant en effet avoir oublié la date et le jour de leur venue et s’en excusant avec emphase.
Plusieurs événements dérangeants se produisent encore au cours de cette rencontre, provoqués en apparence par la consommation excessive d’un vin de bon cru. Ainsi de Balthazar le marchand d’art tombant de sa chaise dans une sorte de coma soudain dont Liz parvient à le sortir avec des gestes délicats, fruits d’une vieille connaissance de l’individu évanoui et, peut-être, d’une complicité autrefois amoureuse. C’est dans ce moment de détente que le peintre confie avoir interrompu, dix ans auparavant, la réalisation d’un grand tableau intitulée ‘La Belle noiseuse’, inspirée par Liz, et qui devait être son ‘chef d’œuvre. C’est aussi au fil de cette soirée prolongée tandis que la nuit s’avance que Nicolas formule en aparté (entre hommes) un désir trouble : proposer à Frenhofen que Marianne pose pour lui. Pour voir. Pour voir le tableau ?
Atelier en fusion, répercussions à foison
Même si son mari a disposé d’elle sans lui demander son avis, Marianne, après un refus cinglant, quitte l’auberge à l’aube pour se rendre à l’atelier du peintre et y poser, pour la première fois. Nous pénétrons avec elle dans une immense pièce encombrée de toiles posées contre les murs, un espace surplombé d’une mezzanine dotée d’un accès à un escalier en bois. Silence. ‘On dirait une église’ souffle Marianne intimidée. ‘En fait c’est une ancienne grange’ signale le peintre avec détachement.
Assemblage et nettoyage des instruments laissés en plan, choix du format des premiers essais (un cahier aux pages blanches), déplacement des tables et tabourets, Frenhofen se prépare en silence et le modèle se tait. Observation réciproque, échanges parcimonieux, retenue de prt et d’autre président aux premières esquisses au fusain. Commencée sur le mode mineur, dans la délicatesse d’un consentement apparent du modèle au maître d’œuvre, l’étrange relation se métamorphose progressivement au fil des esquisses de plus précises, des traces laissées par le fusain sur les pages dans un crissement répété qui envahit le silence.
Entre les séances journalières, des séquences s’insèrent naturellement comme des éclats de la vie des autres, insidieusement chamboulées par le lien fécond qui réunit le peintre et son modèle à l’intérieur de l’atelier (dont ils sont exclus). Liz, l’épouse, l’inspiratrice des premiers temps et l’épouse régnant sur le château, fait part de son angoisse. Nicolas craint d’avoir joué dangereusement et de perdre Marianne. Et la sœur de ce dernier (déroutée par l’absence prolongée de son frère) déverse son agressivité et confie sa défiance à l’encontre de Marianne. De fait, tous les affects et les intrigues (secondaires) tournent autour du centre (l’atelier) et sont comme aimantés par l’énergie de la création, fruit du combat entre la matière (le corps et l’esprit du modèle) et la main de l’artiste (son corps et son esprit). Un combat tumultueux et dangereux dont nous percevons ainsi les ondes de choc, les répercussions en cascades.
Dans l’atelier, chaudron de la création, les rapports de forces se transforment, les cartes se redistribuent, jour après jour. L’agencement subtil des plans et les glissements fluides de la caméra autour de la main du peintre, de son regard, des pages d’esquisses aux différentes postures du corps nu de Marianne, d’abord cadrée sur le visage au dessus des seins puis peu à peu filmée en plans d’ensemble dans les différents moments d’abandon, de tension voire de violence traversés. Des injonctions verbales aux mains posées sur elle par Frenhofen pour imposer de nouvelles attitudes (assise, debout, de dos, de face, courbée sur un tabouret, allongée sur un canapé…) aux mouvements de révolte d’un modèle épuisée (et acquise à l’effort demandé cependant), donnant de la voix pour crier son désir de s’inscrire dans le mouvement de la création, d’y imposer sa place, le cinéaste parvient à suggérer les flux et reflux d’énergie à l’œuvre dans le geste pictural.
Mise en scène de l’expérience créatrice, faux-semblants et vérité secrète
Des détails minuscules, d’imperceptibles variations, saisies dans la durée, figurent l’ampleur du travail nécessaire : crissements du fusain puis frottement des pinceaux et du chiffon étalant les couleurs (bleu et dégradés de noir, de brun et de gris), pages des cahiers d’esquisses puis toiles blanches successives laissent in fine la place à la grande toile entamée autrefois avec le visage dessinée de l’ancienne ‘belle noiseuse’ que le peintre se met à retravailler. Et les derniers plans du processus de création, dans les ultimes moments de l’achèvement du chef d’œuvre supposé, sont filmés (en plans d’ensemble) de façon à ce que les protagonistes, dans le silence, regardent la toile que nous ne voyons plus.
D’autres dimensions attentives aux paysages et aux bruits de la nature consacrent par contrastes le caractère exceptionnel de ce qui se joue dans l’atelier et l’incandescence des affects. L’auberge avec son jardin ombragé baigné de soleil abritant la chambre des amants. Le château et ses multiples pièces tarabiscotées, son chemin de ronde surplombant le village, ressemblant à un labyrinthe qui conduit à la chambre des vieux amants et le clair-obscur de leurs nuits sans sommeil. Nous entendons aussi le chant des oiseaux, le grésillement des grillons. Nous percevons les déclinaisons lumineuses, parfois zébrées de ténèbres. Aux balcons, dans les allées, les jardins et les forêts. Comme la musique du monde enveloppe et nourrit souterrainement une fiction cinématographique quasiment dénuée de partition musicale.
Au fond, « La Belle Noiseuse » nous raconte, avec les moyens du cinéma, l’histoire d’un accomplissement, celui du peintre (dans la quête de la vérité née du tableau, et l’histoire d’une émancipation, celle de Marianne, mise à l’épreuve et libérée de l’emprise du peintre (et du jeu cruel de son amoureux).
Rivette questionne ici le pouvoir du cinéma confronté à la peinture. A ses yeux, il ne s’agit pas de découvrir le secret de la peinture ou la perfection du tableau. Il s’agit de restituer le geste en train de se faire, la difficulté d’atteindre par la sécheresse du trait une part de vérité de la vie. Pour y parvenir, sa caméra capte quelque chose d’invisible l’alchimie entre matière et geste, peintre et modèle. Quelque chose, entre souffrance et libération, qui dépasse l’artiste lui-même. Une œuvre qui, une fois finie, suscite la peur ou le refus de voir. Admirons en tout cas « La Belle Noiseuse » capable de nous transmettre le frisson fugitif de l’instant créateur, la ‘vérité’ du peintre.
Samra bonvoisin
« La Belle Noiseuse » de Jacques Rivette-sur arte.tv jusqu’au 13 octobre 2020