« Ne nous laissons pas une fois de plus imposer des mots d’en haut. On sait d’ores et déjà qu’une fois l’idée de continuité pédagogique installée (comme si c’était une réalité), le discours et les pressions s’exerceront sur son optimisation (ça existe, il va falloir l’améliorer). Pour ne pas être contraint-e-s à ce futur sous emprise, réagissons tout de suite ».Ancien coordonnateur du collège expérimental Anne Frank du Mans, professeur des écoles, Eric Demougin réagit au discours sur la continuité pédagogique, et singulièrement au dernier article d’Alain Bouvier…
Quels mots choisir ?
Dans l’excellente tribune « Continuité pédagogique ou rupture d’égalité ?i » mise à signature sur le café pédagogique le 23 mars dernier, on trouve d’abord une analyse fine des impréparations informatiques, pédagogiques, éthiques et humaines de cette continuité pédagogique. Elle en dénonce très justement les effets inégalitaires, les violences.
Puis arrive ce titre : « Ce que devrait être une véritable continuité pédagogique ». Ainsi donc cette école à distance, dans les familles, pourrait prolonger celle présentielle ? Un peu plus loin l’appel est lancé « Nous appelons tou.tes les enseignant.es à retrouver du collectif, pour réfléchir ensemble à cette indispensable continuité du lien avec nos élèves et leurs familles, et subvertir de l’intérieur une institution inhumaine qui n’a que la productivité et le travail comme mot d’ordre ». L’appel évoque une « continuité du lien » et non plus « du pédagogique ». Cette contradiction interne de ce texte existe de façon plus large, en ce moment, dans le cosmos pédagogique.
Faut-il opter pour une subversion du mot, et donc accepter l’idée de continuité pédagogique en la redéfinissant de façon progressiste, sous un angle émancipateur et non utilitariste, ou au contraire réfuter le mot et l’idée, et travailler à d’autres pratiques, en lien avec un autre concept pour recouvrer cette réalité nouvelle ?
Le lien pédagogique avec l’enseignant peut-il se prolonger à la maison ? Ce lien, inévitablement différent, est-il encore pédagogique ? L’école est l’outil, pour l’élève, d’émancipation de son milieu familial. Cela peut-il continuer depuis la maison ? Ce qui se transfère sur les parents, est-ce un rôle pédagogique ou un rôle d’une autre nature ? Après tout, distinguer, trancher sur ces mots, est-ce important ou futile ? L’urgence nous pousse à différer ces débats, et les élans dans le « faire » prennent l’ascendant.
Inventer le terrain
Quand on consulte ces propositions recensées par le café pédagogique, ce qu’elles ont en commun c’est l’invention de clefs pour le terrain. Tout enseignant affronté au confinement, à l’éloignement de ses élèves, ne peut qu’y trouver une qualité réflexive, pratique. Une manière effectivement de combler l’impréparation et le silence du ministère dans la relation nouvelle à l’école qui se construit. Devant l’inefficience de la proposition ministérielle et les dangers de la distribution de devoirs, tout enseignant est poussé à inventer. On y perçoit une mise en partage d’une grande richesse, d’une grande diversité. Une vivacité des mouvements pédagogiques et des pensées qui les irriguent. Des énergies, des jubilations devant l’inconnu. Une envie d’expérimenter.
Mais ces propositions sont hétérogènes dans leur rapport à cette « continuité pédagogique ». Certaine possèdent en elle la contradiction et le flottement de la tribune, d’autres assument l’idée de continuité pédagogique, d’autres, plus rares, réfutent l’idée. C’est une guerre des mots qui finalement ne s’engage pas clairement, parce que chacun-e préfère probablement être, dans ce contexte anxiogène, dans une posture unifiante. Et c’est peut-être là le danger.
Car les idéologues qui façonnent le monde du travail, depuis Ford jusqu’au new management, sont passés maîtres dans la maltraitance du langage. Ils sont d’autant plus maîtres du langage qu’ils ignorent le terrain. Ils ne veulent surtout pas le connaître, le terrain. Ils savent que l’écouter est un risque pour eux/elles. Leur pouvoir c’est précisément de vampiriser les métiers en imposant leurs mots, souvent beaucoup de chiffres, et de paralyser ainsi les pensées raisonnables, contextualisées, et les contestations en général logiques qu’elles engendrent, quitte à ce que l’efficience des métiers soit moins grande. C’est un système de domination et de maîtrise qui prime avant toute autre considération. La situation actuelle de l’hôpital en est un exemple, géré depuis des années à distance du terrain pour mieux le réduire. Ainsi, l’enjeu autour de la continuité pédagogique se lit aussi sous cet angle.
L’après est prêt
Le texte « Premiers pas vers une nouvelle école ? »ii, écrit par un recteur, est une illustration de ce que sera bientôt la pression institutionnelle. C’est un écrit corporatiste, de celui des chefs d’établissement formés à la nov’langue. Il est déjà prêt, sans qu’aucune consigne ministérielle n’ait besoin d’être donnée. Le processus et le discours sont rôdés, et leur maîtrise a conditionné l’accès même au poste de pouvoir de son auteur. Le propos a de quoi semer le doute dans les esprits. On félicite le terrain, on fait référence à Freinet, au service public, on est de gauche, laïque…. on positive sur les syndicats réformistes, on stigmatise ceux qu’on baptise de statuquologues, on donne raison au ministre, à la LOLF, à Parcours sup. Et côté terrain, on porte une vision ultra conservatrice matinée de nouveauté numérique : la qualité des métiers se mesure à l’applaudimètre entre les enseignants et les soignants, à la notoriété du bon prof sur les réseaux sociaux. Du chiffre pour lire la performance. Une pensée de mise en concurrence des individus, sur leurs talents, sur leur inventivité, sur leur obéissance et leur loyauté, sur leur intelligence. C’est la distinction des premiers de cordée à récompenser et des poids morts à larguer. « Est-ce une raison pour aligner l’enseignement sur les 25% les plus faibles ? » dit-il pour justifier des parcours scolaires séparés de remédiation. Le numérique en moins c’est l’école du bon point et du petit lycée, élitiste, bourgeoise qu’on a connu avant 68. Du terrain, on ne souhaite dire que la félicitation des bons continuateurs de la continuité pédagogique. Discours d’optimisation, d’amélioration des évaluations, de jugement moral (dénonciation d’un prétendu irrespect pour le métier de ceux qui seraient contre la continuité pédagogique).
Autre extrait éloquent sur ce qui nous attend : « Pour l’école, Internet est utile aussi bien en présentiel que pour les différentes formes de travail à distance. Il est donc nécessaire de penser aux articulations entre ces deux registres, pour bien distinguer ce qui gagne à être fait d’une façon ou d’une autre, en synchrone ou en asynchrone (vaste question pédagogique !). Cela suppose (ce sera presque une première) que les parents soient informés par chaque enseignant des raisons qui étayent ses choix pédagogiques. Les médecins expliquent bien à leurs patients les fondements des traitements qu’ils leur prescrivent. ». La concurrence entre l’école présentielle et celle à distance est posée pour la suite, pas simplement pour la durée du confinement. La question pédagogique qu’on nous souffle n’est pas celle de savoir si on doit considérer l’avènement d’une autre école. La réponse est tranchée, c’est fait. Il y aura celle distancielle en plus de la présentielle. Ce qu’on nous propose de penser, c’est la phase d’après, leur mise en concurrence et cette grande question pédagogique : doivent-elles être synchrones ou asynchrones ! On admire la profondeur didactique (plus que pédagogique) du raisonnement, et pédagogiquement le tropisme individualiste, médicalisant, remédiant qui sous-tend tout le propos.
On le voit, la continuité pédagogique pensée sur le café pédagogique n’a que peu à voir avec celle de JM Blanquer, si bien portée par ce recteur.
Choqués mais pas dupes
Qu’on l’appelle, à la suite de Naomi Klein, stratégie du choc ou pas, la réaction d’investissement d’une profession face à une déstabilisation (comme le chaos que nous vivons avec le covid), est un processus qui implique toujours les acteurs et actrices dans un pragmatisme par de l’urgence. Cette temporalité inopinée crée un empêchement de penser favorable à cette imposition de mots, de chiffres, et de grilles de lecture.
Saurons-nous résister à cette emprise, largement décrite et documentée par Roland Gori et l’appel des appels depuis 10 ans ? Il est essentiel tout à la fois de mener les combats didactiques, pédagogiques, et politiques qui permettent à chacun-e d’inventer le métier dans un mouvement de mutualisation (comme le fait le café, et il faut le saluer). C’est effectivement un moment historique, alors que la société de consommation montre à toutes et tous ses limites et qu’une alternative est en train de naître, de peser pour que l’école prenne enfin sa place politique réelle, dans cette société future. En situation normale, d’une société de consommation qui consomme, les pédagogies alternatives paraissent n’être qu’un supplément d’âme. C’est donc le moment bien sûr d’imposer, parce qu’elles sont efficientes dans ce contexte, les pédagogies coopératives, les pédagogies nouvelles, tout cet héritage qui enjoint les enseignant-e-s à sans-cesse réinventer, avec leurs élèves, avec les parents, leurs pratiques communes pour qu’elles soient émancipatrices.
Un autre après est possible
Mais, je me permets d’insister, s’il est essentiel de ne pas rater ce rendez-vous offensif, celui plus défensif des mots doit être tenu. Quelle est donc cette continuité qui, tout en se voulant moderne, réfère à bas bruit à un traditionalisme ? Car finalement, ce qui est proposé c’est la perduration des devoirs (exercices, contrôles). Une scholastique archaïque. Faut-il, comme le fait le recteur, en légitimant le mot continuité collé à pédagogie, accepter la naissance de cette deuxième école ?
Ce confinement n’a-t-il pas prouvé que ce qui s’est prolongé, inventé, ce n’est pas l’école. Qu’il y a bien eu des formes nouvelles de lien, des implications pédagogiques, des formes palliatives au manque d’école, des formes créatives qui pourraient infuser l’école. Mais qu’en aucun cas il ne s’est agi d’école.
C’est essentiel que cette clarification soit faite, tout simplement parce que c’est la réalité du terrain. Ne nous laissons pas une fois de plus imposer des mots d’en haut. On sait d’ores et déjà qu’une fois l’idée de continuité pédagogique installée (comme si c’était une réalité), le discours et les pressions s’exerceront sur son optimisation (ça existe, il va falloir l’améliorer). Pour ne pas être contraint-e-s à ce futur sous emprise, réagissons tout de suite, comme viennent de le faire Dominique Pivetaud (De l’impossibilité de faire classe ailleurs qu’à l’école)iii et Philippe Meirieu (« L’école d’après »… avec la pédagogie d’avant ?)iv.
Eric Demougin
Enseignant, ex-coordonnateur du collègue expérimental du Mans.
Notes :
iii Dans cet article
ii http://www.mlfmonde.org/premiers-pas-vers-une-nouvelle-ecole/
iii www.questionsdeclasses.org › IMG › pdf › lhebdo