Face aux apprentissages de nos enfants, nous nous sentons souvent dépassés ou tout au moins insuffisamment compétents pour les aider. Avoir su, dans le temps, ne garantit pas que l’on sache encore aujourd’hui. Aider nos enfants dans leurs apprentissages est un souhait et souvent une angoisse pour les parents. Lors du confinement de ce printemps 2020, les familles se sont retrouvées directement face à cette difficulté d’avoir à accompagner les enfants alors que dans de nombreux cas, elles-mêmes se sentaient relativement en difficulté. Avant d’être numérique ces difficultés sont disciplinaires, cognitives. Mais lorsque le numérique surgit, on pense d’un seul coup que tout peut être rapidement résolu, surtout si les responsables le laissent croire. Salman Kahn, un des initiateurs de la classe inversée en a joué, même si l’aide qu’il fournissait à sa nièce se limitait à des vidéos et des échanges de mails. Car un mythe, qui n’en est peut-être pas un finalement, avance que si l’on a accès au savoir, on sait. Or chacun de nous sait qu’accéder au savoir est possible (si l’on en a les moyens matériels) mais que transformer le savoir en connaissance est un processus autrement plus complexe. C’est ce que les familles ont pu constater, et parfois découvrir. « Regarde sur Youtube, il y a surement un tutoriel qui t’expliquera ! » est une incantation que l’on a pu entendre ici et là dans la bouche d’un parent confronté à sa « non-connaissance ».
Le mythe de Babel
En déclarant qu’on avait la solution avec « la classe à la maison » et avec les visioconférences, le ministre a, probablement à son corps défendant, renforcé cette croyance générique selon laquelle le numérique résoudrait les problèmes d’apprentissage liés à la fermeture des écoles. Il a oublié bien sûr que le problème du passage des savoirs transmis aux connaissances maîtrisées a besoin de bien plus que de vecteurs techniques de transmission. Les enseignants qui prônent la classe inversée se sont mis dans une situation bien désagréable en fait : en ramenant ce moment de la transformation du savoir en connaissance dans la salle de classe, ils se sont retrouvés face à cette situation énigme : accompagner les élèves pour cette transformation. Il aurait été bien plus confortable de rester à diffuser le savoir (un cours bien mené) en renvoyant sa transformation en connaissances à la maison (donner des devoirs) ou tout au moins en dehors de l’école ou de la salle de classe.
Dès l’apparition du web vers 1995 (en France), le mythe de Babel d’une part et la bibliothèque d’Alexandrie d’autre part ont réapparus. Le HTML était le nouveau langage universel, et désormais toutes les informations, tous les savoirs étaient disponibles depuis son ordinateur personnel. D’ailleurs l’inspecteur Général Guy Pouzard déclarait dans une vidéo du CRDP de Poitiers (1996) qu’il faudrait que tous les élèves apprennent le HTML. Par la suite Internet et le Web sont devenus une source importante d’informations directement accessibles, laissant croire à ces mythes. A l’instar de la télévision qui semblait, pour certains, faire entrer dans le cerveau des enfants des connaissances nouvelles et parfois indésirables dans le système scolaire, l’informatique, Internet, le Web vont devenir eux aussi des épouvantails à enseignants dont on se plait systématiquement à répéter qu’ils ne disparaîtront jamais. On oubliait souvent de préciser leur rôle effectif de passeur du savoir vers la connaissance. Il faut dire aussi que l’Enseignement Assisté par Ordinateur (EAO), basé sur un modèle comportementaliste (behavioriste) apparu à la fin des années 1950 et implémenté dans les ordinateurs au début des années 1980 a laissé penser cela. Les machines à enseigner ont une histoire qui se répète… depuis les premiers automates jusqu’à l’intelligence artificielle d’aujourd’hui qui avec l’adaptive learning nous promet un avenir d’apprenant piloté par l’IA des ordinateurs.
Quels clés ?
Les parents, angoissés par la réussite de leurs enfants, ont très vite adopté ces idées, surtout lorsque l’enfant avait des difficultés d’apprentissage scolaire. Ainsi l’ordinateur aurait pu devenir le remplaçant alors qu’il allait devenir un auxiliaire. Mais les limites parentales sont liées à leur ignorance du processus de passage et de transformation qui s’opère dans les situations d’apprentissage. Marqués, trop souvent, par une mémoire d’un enseignement basé sur le modèle magistral, ils ne comprennent pas qu’il puisse en être autrement. Avec l’EAO, les adultes ont cru voir émerger de nouveaux modes d’enseignement qui pourrait être très performants. Aussi acquérir un ordinateur à la maison s’accompagnait souvent de logiciels d’apprentissage basé sur l’EAO précédent (qui se souvient d’Adibou ???). Malheureusement pour eux, le règne de l’ordinateur enseignant est resté inachevé malgré les promesses et les croyances diffusées parfois par les vendeurs et les médias. Il leur reste donc à essayer de comprendre ce que c’est que ce passage mystérieux, dont ils ont souvent oublié qu’ils l’avaient vécu et qu’ils continuent encore de le vivre à l’âge adulte.
En mettant leurs enfants devant les écrans, les familles ont pu croire ouvrir des portes nouvelles qui permettraient des apprentissages. Mais comme il n’en a rien été, il leur faut essayer d’imaginer comment faire autrement surtout face aux propositions/injonctions venues de l’établissement scolaire et des enseignants. La volonté d’aider son enfant peut parfois échouer si l’enfant ne peut effectuer ce processus d’appropriation lié aux apprentissages qui est souvent une boîte noire difficile à ouvrir.
– Or pour y parvenir une des clés essentielles est d’amener les enfants à expliquer ce qu’ils font (en particulier devant et avec les écrans et le numérique). Cela signifie que lorsque l’enfant le souhaite ou est disponible, lui demander d’expliciter ce qu’il fait (description du comment) puis d’expliquer (pourquoi il fait cela) et ensuite de dialoguer sous forme de questions qui permettent à l’enfant de préciser ce qu’il dit.
– Une deuxième clé est d’accompagner le processus dans les moments difficile en aidant l’enfant à trouver par lui-même de l’aide pour résoudre les questions et les problèmes auxquels il est confronté. En évitant d’imaginer des réponses à sa place, l’adulte va permettre davantage à l’enfant de s’approprier la démarche.
– Une troisième clé est d’accepter, en tant qu’adulte, de dépasser l’angoisse de la note, de l’évaluation, du contrôle. L’erreur, la difficulté, le sentiment d’avoir du mal à y arriver fait partie de la vie. Si l’adulte renforce cette difficulté en mettant en cause l’enfant, il risque de développer chez lui une baisse de l’estime de soi.
– Dédiaboliser le numérique et les écrans est un préalable. En effet ils font partie de l’environnement désormais habituel de l’enfant. Mais ils en font partie au même titre que bien d’autres éléments qui sont autour de nous, à commencer par l’échange avec d’autres, mais aussi la circulation dans des espaces physiques variés, des activités qui engagent le corps etc…
N’oublions pas que ces réflexions ne sont pas nouvelles, mais qu’elles prennent un relief nouveau du fait d’un contexte d’incertitude. Si comme l’écrit Hartmut Rosa nous cherchons à maîtriser le monde qui nous entoure, à l’assujettir à notre volonté, alors nous risquons d’enfermer l’enfant. Or ce qui caractérise le développement de l’enfant c’est aussi l’incertain, le provisoire. Le monde numérique dans lequel nous vivons est un enrichissement, un élargissement du monde antérieur. Les enfants, les jeunes vont donc s’emparer de cela comme de tout ce qui les entoure. La question qui se pose à l’adulte est de tenter de faire en sorte que les jeunes puissent réellement en tirer intérêt et profit pour mieux vivre et mieux construire la société de demain.
Bruno Devauchelle