Vous rappelez-vous combien la génération qui nous précède regrettait qu’on n’apprenne plus « les départements » ? Pour ceux qui ne sauraient pas ce que veut dire « apprendre ses départements », il s’agissait pour les écoliers de la IIIe République de connaître par cœur le nom des 90 départements (à l’époque, ceux de la banlieue parisienne n’existaient pas), le nom de la préfecture et des sous-préfectures pour chacun d’entre eux. Cette pratique a été abandonnée progressivement avec d’autres vieilleries pendant la bourrasque de mai 68.
En cet automne 2011, j’ai pu faire cours sur l’Afrique en M1 devant des étudiants dont les quatre-cinquièmes ne savaient pas où sont situés le Liberia, la Côte d’Ivoire, la Somalie ou le Botswana. « A quoi bon ? » m’ont répondu les étudiants, nous avons une encyclopédie en ligne sur notre téléphone. Ainsi donc, une technologie comme le stockage d’informations à portée de main pourrait faire disparaître l’obligation d’apprendre un minimum de données pour comprendre un cours ? Mais est-ce que l’oubli dans lequel sont tombés les départements français pour un écolier a le même impact que l’ignorance des pays africains quand on prépare un concours ? Et jusqu’à quel stade du travail on peut apprendre sur l’Afrique sans connaître sa maquette étatique ?
Cette question me trottait la tête en lisant la notice « géographique » du Bénin – dans l’actualité internationale en ce moment – dans les différentes encyclopédies en ligne. Une géographie qui tient surtout en une « fiche d’identité » avec des chiffres de population, de superficie, de niveau de vie par habitant, liste des grandes villes, répartition des densités de population et, grossièrement, la part des actifs dans l’agriculture, l’industrie et les services. N’est-ce pas là une vision appauvrie de la géographie ? Pourquoi ne réagissons-nous pas à cet appauvrissement de notre savoir ?[1]
Cette piètre image de la géographie que nous laissons diffuser à notre insu nous coûte cher. Depuis la discipline « bonasse » contre laquelle Yves Lacoste menait sa bataille de la géopolitique dans les années 1970, nous avons bien peu progressé. Certes, nos outils ont changé et sur les globes virtuels, nous avons accès à des données bien plus riches que ces listings statistiques. Mais encore ? Mesurons-nous l’effet de surprise ébahie lorsqu’en société, nous annonçons que nous sommes géographes ?
Sur le Bénin, je lis, dans un grand quotidien, ces lignes de l’historien Odon Vallet : le Bénin est « un pays où l’âge médian est de dix-sept ans et où certains morts ont cent vingt ans, à en croire les annonces mortuaires télévisées. Car plutôt qu’un faire-part dans la presse écrite, les familles achètent un spot de trente secondes en « prime » sur fond de grégorien […] Le pape va rencontrer le « Quartier latin » de l’Afrique – où l’on enseigne plus guère la langue de Cicéron – et le pays réputé le plus malheureux du continent noir où le bac scientifique est menacé de disparition faute de candidats. Bref, une terre de paradoxes où l’on peut avoir la faim au ventre et deux portables dans sa poche, où l’on raffole des nouvelles technologies mais où l’abonnement à Internet coûte cent vingt euros par mois, deux fois et demie le saleur mensuel minimum. Une nation admirable où la moitié de la population ne sait pas lire mais où l’on prie tous les saints pour le retour de la version papier du Quid. »
« Un pays démocratique et pacifique où il y a cent vingt partis politiques pour quatre-vingts quatre députés mais où ceux-ci, trop occupés à s’allouer des indemnités, n’ont encore voté ni code civil, ni code pénal. Un pays où les banques sont des modèles de bonne gestion mais où des pasteurs autoproclamés ont promis le centuple aux épargnants, déclenchant une escroquerie trois fois plus importante, en proportion que le scandale Madoff. Un pays où des enfants font chaque jour vingt kilomètres à pied pour aller à l’école mais où paradent de luxueux véhicules valant un siècle de salaire moyen. […] Un pays où l’on va beaucoup à la messe mais où un bon chrétien peut avoir trois épouses et dix enfants en confiant sa nombreuse famille à la médaille miraculeuse de la rue du Bac. Un pays attaché à ses traditions africaines mais où l’on raffole des modes occidentales, vestimentaires ou musicales. Un pays que nous croyons voué au boubou et au tam-tam alors que pour l’ordination de pasteurs méthodistes, on joue du Bach et du Haendel. C’est cela aussi la mondialisation (…). »
On m’objectera : mais ce n’est pas de la géographie ! Mais si la géographie est la connaissance de l’espace et, notamment, des Etats, de deux choses l’une : ou une « fiche d’identité » statistique suffit ou une approche « impressionniste », ce qu’utilisent souvent les journalistes, donne à se poser les questions, à défaut d’avoir des réponses. Je n’écris pas qu’un historien des religions fait une meilleure géographie qu’un géographe, mais un lecteur lambda qui ne connaît rien au Bénin, n’est-il pas enclin à aller plus loin en lisant le texte d’Odon Vallet plutôt que de n’avoir à s’en tenir qu’à des densités moyennes et des pourcentages d’activité ?
Cela étant, le texte paru dans la presse procède par raccourcis : un Béninois qui a deux téléphones dans sa poche n’est sans doute pas celui qui cherche anxieusement à manger ; la disparition du bac scientifique n’est peut-être pas un « drame » dans ce pays. L’équilibre du territoire, la distribution des ethnies, la pression agraire sont des questions autrement plus géographiques et plus pressantes pour un chercheur. Mais pour le « grand public » ? Pour les élèves ? Pour ceux qui veulent simplement un « pass » de connaissances pour comprendre l’actualité au Bénin, qu’avons-nous à leur donner ?
On ne sera donc pas étonné que les nouvelles technologies provoquent des formes d’oublis qui puissent nous surprendre. Qui encombre sa mémoire aujourd’hui avec les numéros de téléphone ? Et comment faire de la géographie sans les Etats comme on en a inventé une sans les départements ? Ces questions ne sont pas bénignes lorsqu’on sait la tâche qui nous attend pour refonder l’école.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-IV Sorbonne (IUFM et master Alimentation). Il est le rédacteur en chef de la revue de géographie culturelle « La Géographie ».
[1] Question redoutable lorsqu’on sait que l’ouvrage de Jean-Claude Barreau, Toute la géographie du monde, piètre redondance d’un planisphère politique, a connu un grand succès de librairie qui l’a promu en édition de poche.