Par Rémi Boyer
Ce mois-ci, nous vous offrons deux parcours de mobilités professionnelles axé sur deux véritables passions et un grand dynamisme:
-Laurent Quillerié, professeur de Lettres Modernes, est devenu l’un des grands acteurs de la vie culturelle à Bourges, ce qui a favorisé sa récente mobilité, sans perdre contact avec le monde de l’enseignement.
-Luc Verton, professeur belge de Français, après avoir occupé de grandes responsabilités syndicales, a créé les Editions Mémogrames.
Laurent Quillerié : des Lettres aux arts à travers l’organisation d’expositions et d’un festival de renom
Pouvez-vous me retracer précisément les étapes de votre parcours professionnel depuis la fin de vos études jusqu’à votre activité actuelle ?
Après avoir poursuivi ses études jusqu’à un Doctorat de Lettres modernes sans soutenance de thèse, Laurent a eu besoin de vivre et est devenu Maître Auxiliaire en 1990 avant d’être titularisé par la voie interne grâce à un mémoire remarqué à l’époque par Mélenchon et le Monde de l’Education dans le cadre du projet « aux arts lycéens » : « traces de violences ». Ce projet avait pour but (déjà !) de lutter contre la violence scolaire et 60 000,00 frs avaient été nécessaires pour le mettre en place, avec six artistes plasticiens dans le cadre d’un BEP en Lycée professionnel. Ce projet avait donné lieu à des publications, des spectacles, des vidéos, une réception à l’hôtel de Lassay en présence de Lionel Jospin.
Cette expérience captivante a orienté de manière décisive la carrière de Laurent, qui crée en 1996 la galerie PICTURA que l’association AIDOPROFS consacre ce mois-ci dans « ses coups de cœur » sur son site web.
Cette galerie associative se situe dans le centre-ville de Bourges, et permettait à l’origine d’exposer les travaux en arts plastiques des élèves des quartiers défavorisés de Bourges, afin de valoriser leur travail, de les remotiver, puisque l’école ne le permettait pas toujours, en raison de programmes scolaires trop rigides.
La médiatisation de la venue de Monsieur Mélenchon a suscité des jalousies, tandis que Laurent fustigeait le manque de moyens dont il disposait pour pérenniser ce projet. Très rapidement, on lui a mis des bâtons dans les roues…rien ne pouvait plus se décider sans l’aval du Conseil d’Administration de son lycée, tandis que ses inspections pédagogiques se renouvelaient curieusement tous les un à deux ans…jusqu’à un rapport d’inspection qu’il jugeât « déplorable, cassant, en 2003 », le plaçant en porte-à-faux avec sa hiérarchie.
De cette période date l’envie de Laurent de quitter l’enseignement, de se réaliser dans ce qui le passionne : l’art, l’organisation d’expositions, d’évènements culturels.
Sa galerie s’est ouverte à la production artistique des personnes handicapées moteurs et psychiques et a décroché un prix en 2003 puis en 2005-2006.
En unissant ses activités avec l’association ARGOS, ils créent ensemble le « festival des déglingués » à Bourges avec six lieux de manifestations culturelles. Actuellement, ils en sont à la 2e édition.
Cette activité devenant de plus en plus prenante, Laurent ne supportant plus de devoir régulièrement justifier ses choix culturels, il obtient sa demande de disponibilité début 2008, en pleine année scolaire, ce qui est une grande avancée en matière de gestion des ressources humaines, afin de lui donner cette chance de mener sa carrière comme il l’entend.
L’association AIDOPROFS considère en effet qu’avec l’énergie que chaque professeur développe tout au long de sa carrière au profit de ses élèves et de leur avenir professionnel, il est tout-à-fait normal, le moment venu, de leur laisser choisir la date, tout au long de l’année, de leur départ, dès lors qu’ils ont bien anticipé leur projet de mobilité professionnelle. Nous sommes en effet souvent atterrés de constater que des professeurs qui avaient été recrutés par une structure pour un détachement se voient refuser leur départ en raison de « nécessités de service » peu explicites. Cette procédure ne fait qu’ajouter à la frustration et au découragement que certains professeurs ressentent au fil des années dans un métier devenu de plus en plus exigeant, avec un alourdissement croissant des tâches dans toutes les disciplines.
Ainsi, un professeur qui aurait bien préparé son projet pourrait se voir accorder un préavis de deux mois, comme cela se pratique dans les entreprises privées, afin de réussir sa mobilité. Les services de gestion des ressources humaines, qui n’ont pas de difficultés à affecter des enseignants sur des périodes de 15 jours comme titulaire remplaçants, ne devraient donc avoir aucune difficulté pour accepter que des professeurs puissent, par exemple, programmer leur départ au moment des vacances scolaires dont la durée est de 12 à 15 jours : Toussaint, Noël, Février, Pâques, Etc.
« Il faut donc une motivation très importante et beaucoup de conviction, d’assurance, de confiance en soi, de persuasion, de patience, pour quitter un métier que l’on a apprécié, dans lequel on s‘est tant donné, pour aller vivre sa passion ailleurs » explique Laurent Quillerié. C’est l’un des freins qu’observe l’association AIDOPROFS, comme si le professeur n’était fait « que pour enseigner », alors qu’il développe dans sa carrière, à travers la diversité de ses expériences pédagogiques multiples, tellement d’autres compétences transférables.
Laurent accueille dans sa galerie les œuvres d’autres professeurs qui, comme lui, ont eu un jour envie de « quitter la classe » pour se réaliser professionnellement dans ce qui les passionnait, plutôt que d’attendre leur retraite…
Malgré cela, Laurent n’a pas totalement rompu avec l’enseignement, puisqu’il réalise des partenariats avec des collèges, comme le collège Victor Hugo au nord de Bourges, classé en ZEP, sous forme de projets artistiques, et ce depuis 8 ans.
Laurent aurait souhaité devenir formateur, mais force est de constater que personne ne l’a sollicité : c’est à nos yeux une perte de compétences pour l’Education nationale, alors que la clé d’un enseignement réussi, de la raréfaction des problèmes de discipline, se situe dans la motivation du professeur et dans sa capacité à mobiliser des classes entières autour de projets innovants, comme sait le faire Laurent Quillervé. François Müller, que nous avions interviewé pour la rubrique « carrière » du 15 février, est lui aussi dans cette logique et souligne qu’elle a toujours bien fonctionné.
« Pour vivre, aujourd’hui, je suis directeur artistique de l’association PICTURA, qui fonctionne avec des subventions du Conseil Général du Cher et du Conseil Régional de la région Centre (ainsi que de la Vile de Bourges). L’association vends des ouvrages, des reproductions d’œuvres, expose et vend des œuvres originales de différents artistes ».
Quelles compétences, mises en œuvre dans l’enseignement, avez-vous conservées ?
« Une approche plus didactique. Mes capacités à transmettre le savoir me servent énormément dans la relation client. De plus, je sais organiser des rencontres avec l’artiste, tout comme je savais mener mes projets avec mes classes ».
Comment ses anciens collègues ont-ils perçu ce changement d’orientation ?
« Ils l’ont mal pris, en déplorant mon départ, car je leur apportais dans leur vie d’enseignant un peu de « vie réelle », puisque je travaillais depuis plusieurs années à mi-temps, et que j’avais ce regard extérieur qui leur manquait ».
Laurent a-t-il eu des regrets de quitter l’enseignement ?
Oui, je regrette ce contact que j’avais avec les élèves. Pourtant, Laurent sait qu’il pourra toujours donner des cours de soutien à des élèves pour ne pas perdre cette facette de son premier métier.
Que pense-t-il de ses conditions de travail actuelles ?
« Idéales, car c’était mon rêve. Je nage dans l’art contemporain, l’art classique, les livres et gravures anciens… Je dispose d’une grande autonomie, mon métier est synonyme de liberté. Je fais des conférences sur le livre, la gravure, l’image du Moyen-Age ».
Quels conseils Laurent donnerait-il à une personne qui souhaite enseigner ? Et à une personne qui souhaite quitter l’enseignement ?
« Pour espérer réussir dans ce métier, il faut avoir la volonté de transmettre le savoir, et aimer les apprenants auxquels on s’adresse. Je suis d’accord avec Xavier Darcos lorsqu’il dit qu’il faut « remettre le savoir au centre et redonner sa place au transmetteur ».
« Pour ceux qui sont tentés de quitter l’enseignement, il ne faut pas attendre d’être dépressif pour le faire, car c’est la pire des conditions. Il faut vraiment anticiper, avoir un plan bien préparé, pour être sûr de savoir où l’on va. »
Que pensez-vous de la création d’une association comme AIDOPROFS ?
« Je pense qu’il est très important que ce genre d’association soit mise en valeur, qu’elle demeure indépendante de l’Education nationale ». « Quitter ses fonctions de professeur est difficile, car notre métier exige un investissement psychologique bien supérieur à d’autres métiers. Il faut vraiment beaucoup d’énergie ».
Un parcours de prof : Luc Verton du métier de professeur de français à la création et la direction des Editions Mémogrames depuis 2003
Pouvez-vous nous retracer précisément les étapes de votre parcours professionnel depuis la fin de vos études jusqu’à votre activité actuelle ?
Diplômé de l’institut supérieur de pédagogie de Virton (en Lorraine belge) en 1975 (agrégé de l’enseignement, spécialités français-histoire-morale laïque), j’ai enseigné le français dans divers lycées, notamment à Bruxelles, jusqu’en mars 1984. C’est alors que l’organisation syndicale CGSP-Enseignement (le plus important syndicat de l’enseignement public en Belgique francophone, membre du syndicat interprofessionnel FGTB) me détache à temps plein comme propagandiste. En 1990, je suis élu secrétaire régional de la CGSP-Enseignement Bruxelles. Début 2003, après vingt ans de responsabilités syndicales, j’y renonce en raison des manœuvres insidieuses de certains gauchistes qui intriguent au sein de l’organisation et sur l’insistance de mes médecins. Je crée alors Memogrames (http://memogrames.skynetblogs.be), une société qui, initialement, propose aux particuliers et aux entreprises des prestations d’écriture biographique. Fin 2005, Memogrames prend son envol comme maison d’édition. Nous publions en moyenne un titre par mois.
Comment avez-vous vécu ce « grand saut », entre le métier de professeur et celui que vous avez choisi d’exercer ?
Dans mon cas, il n’y a pas eu vraiment de grand saut. En 1984, je quitte ma classe pour une mission syndicale de quelques années, avec perspective de retour. Certes, je ne suis plus directement en contact avec les étudiants, mais je m’occupe d’enseignement à longueur de journée, je gère les dossiers personnels de centaines de collègues, je négocie quasi quotidiennement avec des directeurs d’écoles, voire avec l’administration centrale de l’éducation. Evidemment, avec le cumul des années, la perspective de réintégrer un jour son lycée s’éloigne progressivement.
Comment vos anciens collègues ont-ils perçu ce changement d’orientation ?
Lorsque je quitte mon lycée en 1984 pour une mission syndicale, mes collègues ne sont pas surpris. Je militais activement et j’avais « une grande gueule » : rien d’étonnant pour eux de me voir appelé à des responsabilités syndicales. Par contre, quand, en 2003, je notifie ma démission d’une fonction dirigeante du syndicat, ça ne laisse pas indifférent. C’est la satisfaction pour les ultras qui voulaient ma peau, et la stupéfaction pour ceux qui m’avaient régulièrement accordé leur confiance. Et ensuite, l’étonnement des uns et des autres quand ils découvrent que j’ai rebondi et que je suis à la tête d’une petite maison d’édition dont la visibilité va grandissante. Certains collègues ont même profité de ma reconversion. A l’un d’eux, qui a cessé d’enseigner les langues pour ouvrir un bureau de traducteur, je confie les traductions en néerlandais de certains ouvrages que nous publions, à un autre, que la plume démange et qui avait transposé en un roman particulièrement humoristique son vécu de professeur, j’ai donné l’occasion d’être publié. Les Neuf Cercles (ou requiem pour un prof de lycée), de Christian Du Pré, est un livre que je recommande à tous les enseignants. L’histoire a beau se passer en Belgique, ils s’y reconnaitront sans problème.
Avez-vous eu des regrets de quitter l’enseignement ?
En 1984, je n’avais aucune affliction à quitter mon école, puisque je partais pour défendre à temps plein les droits de mes collègues. En 2003, j’ai eu une pointe de nostalgie à renoncer à mon engagement syndical de près de vingt ans, mais plus vraiment de regrets quant à mon métier d’enseignant, que je ne pratiquais plus depuis longtemps. Je ne me sentais plus apte à rentrer dans ma classe, les programmes, les habitudes pédagogiques, les exigences que l’on peut avoir à l’encontre des étudiants ayant profondément évolué.
Quelles compétences, mises en œuvre dans l’enseignement, avez-vous transférées et conservées ?
Notamment, la rigueur et la ponctualité, la capacité d’initiative et d’autonomie, la curiosité intellectuelle, le sens didactique.
Comment considérez-vous l’enseignement maintenant ?
Actuellement, en Belgique, l’enseignement est en péril majeur depuis près de vingt ans, faute de moyens financiers suffisants, faute de salaires attrayants qui éviteraient que l’élite intellectuelle tourne le dos aux « métiers pédagogiques », faute d’une réaction sévère des autorités face à la violence, voire la délinquance. Combien d’enseignants ne disent-ils pas à leurs enfants : « Surtout, ne deviens pas prof ! » Mon épouse – professeur de mathématique – et moi-même avons fait cette mise en garde à nos deux enfants.
Que pensez-vous de vos conditions de travail actuelles ?
Il n’y a pas de miracle : on ne crée pas une maison d’édition en travaillant seulement huit heures par jour et cinq jours par semaine. J’ai toutefois l’avantage de pouvoir héberger les bureaux de Memogrames dans ma propre maison. Je peux donc travailler plus tôt ou plus tard, m’interrompre pour prendre les repas en famille, délocaliser mon bureau vers le jardin en été, me reposer un jour de semaine car j’ai bossé le dimanche, … Malgré des horaires nettement plus chargés, je me sens donc plus libre dans l’organisation de mon planning de travail qu’auparavant, quand j’étais professeur ou permanent syndical.
Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite enseigner ? Et à une personne qui souhaite quitter l’enseignement ?
Il est toujours difficile de prodiguer des conseils, notamment quant aux carrières professionnelles dans lesquelles se lancer.
A celui qui veut se destiner à l’enseignement, j’éviterais de l’y encourager ouvertement, car les conditions qui existaient en 1975, à mon début de carrière, et qui ont participé à mon choix, ont désormais disparu. Moi-même, si j’avais aujourd’hui 20 ans, je ne suis plus du tout certain que j’embrasserais la carrière enseignante.
A celle ou celui qui envisage de quitter l’enseignement et de se reconvertir, je conseillerais une politique des petits pas. Il n’est pas inutile, si l’on en a l’opportunité, de cumuler des temps partiels dans l’enseignement et, en parallèle, dans le métier que l’on envisage d’embrasser. Il faut aussi utiliser toute les formules statutaires de congés, afin d’effectuer son galop d’essai hors enseignement en se ménageant un possible retour tant que les dispositions légales le permettent. C’est le cas en Belgique, où l’on peut prendre une disponibilité pour convenances personnelles pendant 5 ans avant de devoir définitivement démissionner de son poste d’enseignant. En cinq ans, on doit pouvoir « faire son trou » ailleurs ou décider de rempiler devant le tableau noir !
A ce titre, l’association Aidoprofs tient à exposer les possibilités en France, à titre de comparaison :
– les enseignants de l’enseignement public ont accès aux dispositifs statutaires de détachement (contrats de 1 à 5 ans renouvelables), de mise à disposition (contrats de 1 à 3 ans, pas toujours renouvelables), de disponibilité (jusqu’à 10 ans sur la totalité de la carrière avant de devoir démissionner si l’on souhaite continuer l’activité entreprise), de congé de formation professionnelle (possibilité d’octroi sur la carrière de 1 an à plein traitement, 2 ans sans traitement, avec obligation de travailler pour l’Etat le triple de la durée qui aura été accordée au titre du congé en question).
– les enseignants de l’enseignement privé ont accès au dispositif de congé de formation professionnelle seulement. S’ils veulent quitter l’enseignement pour occuper d’autres fonctions, ils devront en fait résilier le contrat qui les lie à leur établissement d’enseignement. Cependant, ce qui peut être considéré en soi comme une inégalité de statut, puisque les professeurs de l’enseignement privé ont eux aussi passé un concours, et enseignent eux aussi à des élèves dans les mêmes conditions, dans les mêmes disciplines, est en fait un atout: sur les 650 professeurs accueillis en ligne tous les soirs depuis 18 mois (sauf durant les mois d’été), nous avons constaté que les professeurs du privé ont nettement plus de facilités, en raison de ces limitations au niveau de leur statut, à évoluer professionnellement.
Tous ceux qui ont déjà réalisé une mobilité professionnelle l’ont fait vers le privé, souvent en créant leur entreprise, sans retour vers l’enseignement. Ce qui, au départ, pouvait sembler un inconvénient est en fait un atout, car au lieu, dès l’entrée dans la carrière, d’entretenir ces professeurs dans la « sécurité », le dispositif conçu pour eux leur permet en fait de se mettre en projet plus rapidement, d’être adaptables, d’acquérir plus rapidement cette culture de l’entreprise et de se lancer vers l’inconnu avec moins d’appréhensions que s’ils avaient eu tous ces dispositifs à leur portée.
Que pensez-vous de la création d’une association comme AIDOPROFS ?
Vu mon passé militant, je considère évidemment que le syndicat est la première structure associative vers laquelle un enseignant peut se tourner pour trouver de l’aide, pour défendre ses droits de travailleur. Parallèlement, des associations telles que AIDOPROFS, dès lors qu’elles n’empiètent pas sur les missions des syndicats, mais se concentrent sur l’assistance pédagogique et psychologique, l’accueil des nouveaux collègues, l’échange de méthodologies, etc., ont bien évidemment tout lieu d’exister et doivent même bénéficier de l’aide des pouvoirs publics.