Face à l’ensauvagement du monde, les frères Dardenne ne baissent pas les bras. Depuis plus de vingt ans (« La Promesse », leur premier film sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes date de 1996), ils n’en finissent pas de faire émerger des héros ordinaires, souvent à la marge, toujours confronté à l’injustice et à la violence d’un ordre social infondé. Les cinéastes accompagnent, avec une constante empathie, leurs personnages comme des personnes singulières prises dans l’étoffe des relations aux autres, amenées par les circonstances à un ébranlement de tout leur être. A ce titre, « La Fille inconnue » paraît ne pas déroger à la règle. Jenny, médecin, se sent coupable de n’avoir pas ouvert la porte de son cabinet à une fille immigrée, sans identité, retrouvée morte quelque temps plus tard. Au point qu’elle entreprend de rechercher son nom, refusant ainsi la ‘disparition’ de cette dernière dans l’anonymat. A travers une version féminine contemporaine du soignant, réceptacle des souffrances humaines, miroir grossissant des fractures sociales, les cinéastes réussissent pourtant à renouveler encore leur questionnement.
Portée par l’interprétation, remarquable de justesse et de sobriété de la comédienne Adèle Haenel, l’enquête opiniâtre de Jenny, aussi exigeante vis-vis d’elle-même qu’ouverte aux autres, la conduit, de failles intimes en faiblesses partagées, à découvrir de troublantes vérités. « La fille inconnue », dans sa polysémie énigmatique, s’impose à notre regard saturé par les images d’une actualité spectaculaire. Que sont devenues nos sociétés pour cautionner le désordre établi, accepter les barrières entre les peuples ? Comment porter assistance à l’étranger, ouvrir nos bras à l’autre, embrasser l’inconnu ?
Le serment d’Hippocrate mis à mal
L’ouverture imprime en nous l’image familière, rassurante, du bon médecin de quartier scrupuleux et avisé. Le visage de Jenny, cadrée de profil, est collé contre le dos à la peau fatigué d’un patient dont on ne voit pas le visage. Elle écoute la respiration de ce dernier, s’y reprend à plusieurs reprises afin d’affiner son diagnostic. Elle prend ensuite la parole pour expliquer à son malade, d’une voix posée, de quoi il souffre. Elle explique aussi au jeune étudiant en médecine effectuant un stage dans le cabinet à quel point il est important, pour aboutir à un bon diagnostic, de ‘ne pas se laisser submerger par les émotions’. En quelques séquences, la vie professionnelle de la jeune généraliste se dessine. Elle termine un remplacement chez un vieux médecin de quartier qui va bientôt prendre sa retraite et elle se prépare à changer de statut en intégrant le cabinet ‘Kennedy’, un regroupement de médecins dynamiques exerçant en centre-ville. Devant ses futurs confrères, elle formule à voix haute sa joie de les rejoindre.
Pour l’heure, nous la retrouvons dans le cabinet de banlieue, assistée de son stagiaire. La nuit tombée, on sonne à la porte d’entrée et la jeune médecin refuse d’ouvrir (et justifie son choix auprès du stagiaire) parce que l’heure des consultations est passée. Quelque temps plus tard, des policiers viennent la voir dans le cadre de leur enquête. Une jeune femme, sans papiers d’identité, vient d’être retrouvée morte (probablement tuée, compte tenu des coups portés à la tête) sur le quai bordant le fleuve, situé juste en face du cabinet médical. Les représentants de l’ordre montrent à Jenny (qui n’a rien vu mais l’enregistre sur son portable) la photographie assez floue d’une jeune femme noire, captée par une caméra extérieure de vidéosurveillance.
Du suspense à rebondissements à la quête existentielle
Saisie par la culpabilité, dans l’impossibilité d’aider la police en témoignant, Jenny se mobilise entièrement, avec tous les moyens que sa profession lui apporte, pour retrouver le nom de la jeune morte et lui donner une sépulture. Progressivement, la chronique presque naturaliste change de visage et nous assistons à la quête de Jenny sur les traces de la fille inconnue. Une traque des indices, des pistes et des témoignages aux dimensions morales multiformes. Dans sa détermination obstinée, rien n’arrête l’enquêtrice qui commence par montrer la photographie à divers patients susceptibles d’avoir croisé la route de la jeune immigrée. Il serait regrettable de dévoiler ici les ressorts d’un thriller parfaitement tenu. Soulignons cependant à quel point les qualités requises chez un praticien généraliste aident Jenny dans son travail d’investigation. En observant les corps (regards gêné, fausses intonations, nausées, vomissements…) de ceux qu’elle questionne, elle met au jour les contradictions, recoupe les informations, fait tomber les masques.
Misère des clandestins, sexisme et violences faites aux femmes, trafics et économie parallèle apparaissent comme autant de facteurs déterminant l’existence précaire de la jeune tuée d’origine africaine et son destin tragique. Par un enchevêtrement subtil entre l’extérieur (les conditions sociales et les acteurs de cette mort) et l’intérieur (le psychisme et l’intimité des protagonistes du drame), nous voyons, traduits par des actes, la transformation profonde de Jenny et des êtres qui l’entourent. Touché au cœur, l’étudiant stagiaire, parti couper des arbres en forêt, dit vouloir abandonner la médecine. Jenny renonce au cabinet de prestige en ville pour une médecine de proximité en reprenant le cabinet du vieux médecin. Bien plus, en effectuant toutes les démarches permettant de donner un nom et une sépulture à une morte vouée à l’anonymat et à la fosse commune, la jeune femme se dépouille de ses certitudes, explore en elle-même des terres nouvelles et ouvre ses bras à d’autres humains dont elle ignore tout.
La belle rigueur d’une mise en scène sans afféterie
Sous les apparences documentées d’une chronique empreinte de réalisme, Jean-Pierre et Luc Dardenne dirigent leur caméra empathique vers les attitudes et les actes de leur héroïne, de façon exclusive. Tout en refusant le portrait psychologique, ils privilégient gros plans et plans rapprochés pour saisir Jenny en mouvement. Et leur démarche d’accompagnement révèle l’affleurement des affects et des pensées sans en percer le mystère. Même si ce parti-pris les rapproche de la manière du grand cinéaste Robert Bresson, les frères Dardenne sont davantage préoccupés par la recherche d’un ‘idéal terrestre’ que mus par la quête d’une transcendance religieuse. « La fille inconnue », dans le droit fil des œuvres précédentes, explore, sous un angle inédit, le cheminement d’un être singulier, met à nu ses res repères mis en crise par un événement majeur. Une mort scandaleuse pour les consciences. Jenny accède enfin à ses émotions lorsqu’elle dépasse le carcan de principes figées pour affronter la sauvagerie du monde. Débarrassée de l’habit du médecin voué à soigner les vivants, elle renoue simplement avec le geste fraternel (respecter la morte, lui donner un nom, une famille, une sépulture) et elle renaît à elle-même.
Le médecin, figure emblématique de notre époque troublée, ne se réduit pas en effet à la personne qui panse les plaies, ici et maintenant. Pour agir sur les causes, face au malheur social qui frappe aux portes du politique, l’héroïne des frères Dardenne, prend en charge, à sa manière, la lutte contre la misère du monde. Et elle renvoie chacun d’entre nous à l’exercice de sa liberté.
Samra Bonvoisin
« La fille inconnue », film de Jean-Pierre et Luc Dardenne-sortie en salle le 12 octobre 2016
Sélection officielle, festival de Cannes 2016