Philippe Meirieu est partout. Mais il sait toujours à qui il parle. Intervenant devant le GFEN, il cite les grands hommes qui ont contribué à faire son histoire, de Makarenko à Bachelard. Avec une idée forte : la pédagogie, est-ce que ça peut servir à penser le monde autrement que les médecins ?
Les limites du modèle médical en pédagogie.
« Ce qui a été une aide à un moment peut devenir un obstacle. La métaphore médicale en est une, que j’ai moi même utilisée pour parler des insuffisances des capacités de l’école pour organiser les « remédiations ». Mais re-médiation n’est pas remédiation. « L’utilisation qu’on fait du terme s’est effectivement rapprochée de plus en plus proche du vocabulaire médical. « Bien des remédiations s’apparentent à des médications, parfois facturées par le privé au prix fort ».
Il demande donc de s’interroger sur ce qui peut devenir obstacle, au sens où Bachelard le définissait, dans les termes qu’on utilise pour penser : selon qui les emploie, remédiation ou diagnostic peuvent renvoyer à des dysfonctionnements monofactoriels et physiologiques.
L’expérience concrète peut aussi être source d’obstacles : spontanément, on pense que la croissance des corps se superpose à la formation des esprits.
En pédagogie, l’utilisation ambiguë du terme « développement », pris à de nombreuses théories contradictoires, peut y contribuer : un esprit humain se développe-t-il comme une plante, à coup d’engrais et de tailles ?
L’obstacle substancialiste menace aussi la pédagogie : « il serait intéressant de chercher à comprendre si les promoteurs des droits de l’enfants, les défenseurs du « respect » ne sont pas aussi cparfois ceux qui entérinent les différences et les fatalismes, au nom de la nature ».
Développant ses arguments devant la salle attentive, malgré les deux jours de travaux soutenus, P. Meirieu poursuit son raisonnement : « la pédagogie s’inspire donc parfois d’une forme de naturalisme médical qui génère des malentendus dépassant l’anecdotiques, et nous alertent sur la nécessité de ne pas confondre les métaphores et les concepts, par une exportation indue d’un domaine dans un autre ». La métaphore médicale et le couple diagnostic/remédiation renvoient pour lui à une vision applicationniste, individualisante et biologisante de l’échec scolaire. Il plonge la salle dans un éclat de rire en fustigeant les épidémises de « dys » : « Pourquoi ne reconnaît-on pas les « dysgéographiques », ceux qui confondent les vallées fluviales et les vallées glaciaires ? »
Retour sur l’émergence de la pédagogie moderne.
Plusieurs médecins furent des précurseurs en matière de pédagogie, certains nourris de présupposés leur faisant penser que le corps et l’esprit sont des réceptacles plastiques à former, d’autres plus nourris de références chrétiennes, comme M. Montessori.
Quand Pestalozzi se donne comme objectif d’éduquer les inéducables, il fonde l’insurrection pédagogique de la modernité, en tentant de faire réussir tous ceux dont on pense qu’ils ont une place dans l’humanité.
Mais au-delà des références, on reste toujours plus ou moins nourri de références naturalistes.
La pensée actuelle sur l’Education vit encore avec des reliquats de cette médecine mécanique.
Makarenko, en 1924, rompt brutalement avec le paradigme médical, et revendique de « ne pas connaître la maladie » de ceux qu’on lui demande de « traiter » : il demande qu’on ne lui envoie aucune évaluation des « colons » dont il a la charge, et constate rapidement que les comportements changent, dès lors que les éducateurs se détachent de l’image du passé détestable. P. Meirieu y voit un parallèle avec ce qu’on vit aujourd’hui : le diagnostic peut être nocif, s’il enkiste l’enfant dans son passé négatif. Il demande toutefois confondre l’ignorance et l’effet de l’ignorance : « Comme chez Jacotot (« le maître ignorant »), ce n’est pas parce que le maître est ignorant que les élèves apprennent, c’est parce qu’il organise les conditions de l’apprentissage sans se contenter de poser des a-priori sur ses capacités… »
Médical ou pédagogique : derrière les dispositifs, chercher le modèle…
Passer de « décrire pour prescrire » à « comprendre pour inventer », c’est opérer une rupture complète. Il s’agit désormais de comprendre comment on peut changer le milieu d’apprentissage, non par pour traiter le sujet, mais le faire devenir capable d’entrer dans des apprentissages.
« Ces deux logiques peuvent prendre les mêmes formes institutionnelles, c’est bien ce qui rend notre travail difficile. Dénoncer les dispositifs, c’est utile, mais ce qui est plus efficace est de comprendre ce qui est en action ».
Les deux modèles, médical ou pédagogique, sont toujours en tension : dépistage ou repérage ? Identification des symptomes ou vigilance sur les alertes ? Diagnostic monofactoriel ou situations polyfactorielles ? Identifier les déficits ou chercher les ressources et les leviers ? Remédiation ou invention de nouvelles médiations ? Enfermement ou accompagnement ? Individualisation ou socialisation des apprentissages ? « Ce sont tous ces paramètres qui permettent de discriminer, de trouver la ligne de partage ce qui relève de l’utopie du classement ou de l’utopie de la mobilité… Il faut « aller y voir de près », dans les pratiques réelles mises en œuvre. »
La conclusion est envoyée, sans concesion, faisant résonner dans les têtes celles d’ Yves Clot la veille :
« C’est une posture exigeante et complexe, mais indispensable pour aider le pédagogue à penser. S’il est insécurisant, voire fascinant, de penser que la médecine ne va pas régler tous les problèmes sociaux, il est éminemment nécessaire de ne pas s’aliéner la pensée politique qui permet de « faire société ». « L’élève est malade ? Soignez le milieu ! » disait Makarenko.
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