Par Serge Pouts-Lajus, Education & Territoires
Maurice Tardif et Claude Lessard, deux chercheurs québécois réputés, proposent de distinguer deux modèles d’organisation scolaire : l’un qu’ils qualifient de bureaucratique et l’autre d’anarchique (Le travail enseignant au quotidien, Bruxelles, De Boeck, 1999). Le tableau ci-dessous montre les caractéristiques principales et opposées de ces deux modèles.
Tardif et Lessard observent qu’il n’existe pas d’incarnations pures des modèles. Les deux coexistent toujours dans les organisations scolaires réelles. Il n’est pas difficile non plus de percevoir que la composante administrative de l’organisation scolaire est fortement polarisée sur le modèle bureaucratique et la composante pédagogique sur le modèle anarchique. Et pas difficile non plus de faire l’hypothèse qu’il existe une tension irréductible entre les deux modèles au sein de chaque organisation scolaire.
Cette analyse a sans doute une valeur universelle. Mais il est aussi probable que l’intensité et la nature de la tension qui s’établit entre le pôle administratif-bureaucratique et le pôle pédagogique-anarchique au sein d’une école sont fortement déterminés par les cultures locales. Et peut-être même la France se trouve-t-elle, une fois de plus, dans une position extrême, avec une tension particulièrement forte entre les deux pôles. D’où l’intérêt de cette analyse pour nous.
La tension entre les deux modèles, entre le pôle administratif et le pôle pédagogique, se manifeste de multiples manières, mais elle le fait d’une façon particulièrement nette et surprenante dans le domaine de l’informatique. Au sein de l’organisation scolaire en effet, deux informatiques coexistent.
– L’informatique administrative est celle des informaticiens : c’est une informatique qui garantit la qualité, la sécurité et la fiabilité des traitements et des données ; elle est fondée sur des techniques éprouvées, c’est une informatique d’arrière-garde.
– L’informatique pédagogique est celle des artistes : c’est une informatique innovante, libre, fantasque, instable, une informatique d’avant-garde.
Chacun pourra inscrire des marques d’ordinateurs, des noms de logiciels et de personnes derrière chacune de ces catégories. Leur opposition se manifeste à tous les étages du système scolaire : au ministère, au rectorat, dans chaque école, dans les collèges et les lycées où, comme chacun peut le constater, deux réseaux coexistent, l’un administratif, l’autre pédagogique, avec des solutions techniques et des animateurs distincts. Partout, la séparation entre les deux ordres informatiques existe et, partout, elle provoque des tensions, variables d’une organisation à l’autre, mais toujours présentes.
Les deux informatiques dans l’histoire des TICE
L’histoire de l’informatique scolaire fournit de multiples illustrations de cette opposition. Les pédagogues ont toujours été en avance d’une génération technologique sur les administratifs. Qu’il s’agisse du micro-ordinateur, du multimédia, de la souris, des réseaux locaux, du logiciel libre, du Wifi ou du Web, à toutes les époques, l’informatique pédagogique a toujours devancé l’informatique administrative.
Le dernier épisode de cette course poursuite s’appelle Web 2.0. Les anarchistes-pédagogues d’aujourd’hui réclament que leur informatique soit ouverte aux réseaux sociaux et à tout ce qui se fait de plus innovant en matière d’informatique connectée (Voir par exemple, l’enquête réalisée par le café pédagogique). Cette exigence implique, dans les établissements, que le réseau pédagogique et ses animateurs conservent leur indépendance et restent séparés du réseau et du modèle administratif.
Les informaticiens professionnels font observer à leurs collègues pédagogues que leur informatique souffre d’une qualité de service inférieure à celle qu’eux-mêmes apportent aux administratifs. Peu importe répondent les pédagogues, c’est le prix que nous acceptons de payer pour notre liberté et la sauvegarde de notre informatique.
Car c’est bien de cela dont il s’agit. La menace qui pèse depuis toujours sur l’informatique pédagogique ne se présente pas sous la forme brutale d’un projet de colonisation du modèle pédagogique par le modèle administratif. C’est plus subtil. La menace s’appelle : unification des réseaux, mise en place, à tous les étages du système, d’un système d’information commun. Car une chose est certaine : l’informatique commune ne peut pas être celle des anarchistes-pédagogues. L’unification ne peut se faire qu’autour du modèle bureaucratique.
L’effet ENT
C’est dans ce contexte que le projet ENT se présente, dévoilant ses buts – être le système d’information de l’établissement – avec, il faut bien le reconnaître, une certaine candeur. Aussitôt, les pédagogues les plus vigilants s’emportent : « L’ENT, dans une logique gestionnaire, redéfinit le métier enseignant ‘par le haut’ en prescrivant gestes et tâches de façon quasi-taylorienne. Or, les enseignants ne font pas de l’informatique et de l’Internet les usages prescrits et imposés par les responsables politiques. Certains créent des blogs et des sites, conçoivent des supports pédagogiques, initient des mutualisations et sont membres actifs de communautés virtuelles, toutes choses qui échappent largement à la rationalisation technique et administrative envisagée aujourd’hui » (Construire l’école transparente ? Philippe Danino et Christian Laval).
On ne peut pas mieux décrire la différence, telle que se la représentent les pédagogues, entre l’informatique des administratifs, bureaucratique, rationnelle et taylorienne, et celle des pédagogues, expressive, libertaire et collective. L’ENT menacerait donc de priver l’informatique pédagogique de ce qui échappe à la « rationalité technique et administrative » : les blogs, les sites, les communautés virtuelles.
Il ne serait pas difficile de montrer que cette vision, par ailleurs pauvrement informée, ne correspond pas à la réalité des projets ENT actuels. Elle est néanmoins une représentation à laquelle des pédagogues et des enseignants engagés dans l’innovation technologique sont sensibles.
Le dernier mot à l’établissement
Lorsque l’ENT se présente comme un projet d’unification des réseaux et des informatiques de l’établissement, il éveille automatiquement la défiance des pédagogues et leur fuite vers des horizons technologiques où ils se savent à l’abri, aujourd’hui, le Web 2.0, demain, un autre territoire où se retrouveront ceux qui voudront échapper à la colonisation bureaucratique.
Mais rien n’oblige le projet ENT à se présenter sous ce jour, ou du moins sous ce seul jour. L’ENT est la plate-forme de communication et de travail de la communauté éducative dans laquelle se retrouvent les enseignants, les élèves, les personnels de l’établissement, les familles. A ce titre, il doit faire l’objet, à son début, d’une concertation, d’une négociation même puisque les positions initiales sont nettement opposées, entre les acteurs de l’administration et ceux de la pédagogie. Une telle négociation, menée il est vrai sous de fortes contraintes techniques, ne peut se dérouler valablement qu’au niveau où l’ENT opère, c’est-à-dire à celui de l’établissement. C’est là que les choses se jouent.
Le projet ENT peut-il atteindre ses buts ? Il n’existe pas de réponse générale. Il peut les atteindre dans certains cas, c’est-à-dire dans certains établissements, et pas dans d’autres.
Pour montrer la possibilité d’une issue heureuse, il n’est pas de meilleure démonstration que celle de l’exemple réel. Un seul suffit, par exemple, celui du lycée Jules Fil de Carcassonne que le café pédagogique a récemment rapporté. Ce cas est d’autant plus éclairant qu’il provient d’un établissement où se développent ensemble les pratiques ENT et les pratiques Web2, montrant par là que les barrières entre l’un et l’autre se situent davantage dans les esprits que dans les techniques. L’exemple montre également le rôle central du chef d’établissement : le succès du projet ENT repose sur lui, sur sa capacité à soumettre la technique à un projet collectif qui ne nie pas les tensions qui continueront de le traverser.
Serge Pouts-Lajus
Education & Territoires
Liens
Usages pédagogique du Web 2.0
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/2010/117_1.aspx
Construire l’école transparente ?
http://skhole.fr/construire-l-%C3%A9cole-transparente-par-phili[…]
Jules Fil : mon lycée twitte
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/2010/117_3.aspx