Ces derniers temps, une petite musique s’est installée avec insistance. « refonder l’administration » en préconisant « un changement dans la gouvernance publique », « responsabiliser davantage les chefs d’établissement notamment en leur donnant plus de marges de manœuvre » (rapport Cap 22 « Service public : se réinventer pour mieux servir ») ; « généralisation de la rémunération au mérite » des agents publics et « l’allègement des commissions administratives paritaires » (Conseil des ministres du 12 juin) ; prime de 1000 € aux personnels des Rep+ et annonce de l‘examen de la possibilité d’adosser aux progrès des élèves et à l’accomplissement du projet d’école une partie de l’indemnité promise en 2017 aux enseignants par le président de la République (communiqué du 2 juillet 2018 du ministère de l’éducation nationale). Sans parler de la multiplication des évaluations et de l’insistance mise sur le pilotage par la preuve.
Prises isolément, chacune de ces formulations pourrait sembler relever d’un bon sens pragmatique. Ne serait-il pas logique de fonder la politique éducative sur les résultats de la recherche ? « Ne méritons-nous pas un système national d’évaluation » (entretien du Ministre dans Le Monde du 1er septembre 2018) » plutôt que de dépendre des études internationales comme PISA dont on connait les biais ? Le mérite n’est-il pas au cœur du modèle républicain comme en témoignent les concours de recrutement ? N’est-il pas légitime de proposer des incitations financières pour ceux qui travaillent dans des conditions spécifiques ?
Si on lit bien ces petits signes, si on les met en perspective, ils dessinent nettement une trajectoire de réforme d’ampleur, fondée sur une conviction, un projet idéologique : s’inspirer du modèle de l’entreprise pour améliorer l’efficacité du système éducatif. Un projet, en fait, d’importation. Problème : si cette approche a, de longue date, fait l’objet de tentatives multiples d’implémentation, particulièrement dans le monde anglo-saxon, plus culturellement enclin à croire à la supériorité du modèle entrepreneurial, c’est pour aboutir, en définitive, à une succession répétée d’échecs. Un « track record » négatif récurrent comme on dit dans le « nouveau monde ». Qu’on en juge.
La paye au mérite, une très vieille idée
Comment encourager les premiers de cordée ? Au passage, notons l’étrange distorsion de la métaphore de la cordée. Pour un alpiniste, celle-ci est d’abord et avant tout une affaire de compagnonnage, synonyme de confiance et de solidarité face aux efforts et aux risques librement partagés. La macronie réduit petitement cela à un problème de leader. Navrante étroitesse de la vision.
Commente évaluer le mérite d’un enseignant ? Par le chef d’établissement ? Le risque de la « note de gueule » est patent. Par des inspections ? Par un collège de pairs ? En fonction de critères objectifs (diplômes, lieux ou condition d’exercice,…) ? ou mieux, sur la base d’indicateurs de performance et, tout particulièrement en se fondant sur l’évaluation des résultats des élèves ?
Une idée moderne qui remonte à … 1862. L’exemple britannique du Revised Education Code de 1862 et du « payment by results program », développé pour les « écoles des pauvres » dans le contexte de la montée en puissance de l’industrialisation, est particulièrement éclairant. Trente ans plus tard, il est abandonné en catastrophe du fait du décrochage abyssal du niveau de formation britannique par rapport à ses voisins européens. Les raisons invoquées sont très riches d’enseignement : appauvrissement pédagogique car les enseignants se concentrent sur un bachotage centré sur les tests (teach to the test), intérêt moindre vis-à-vis des élèves les plus brillants doublé parfois d’une élimination des élèves susceptibles de faire baisser le pourcentage de réussite, développement préoccupant de diverses formes de tricheries, sans parler du rétrécissement des programmes aux seules matières testées.
Ces phénomènes préfigurent ce qu’on appellera plus tard, dans le domaine des sciences humaines, la loi de Campbell. Celle-ci remarque que plus on utilise un indicateur social quantitatif pour fonder des décisions, plus il est sujet à des pressions corruptives et plus il est capable de distordre le processus social qu’il est censé piloter. Une leçon pleine d’actualité quand on veut fonder ses décisions sur des preuves.
Cette idée a pourtant connu une nouvelle jeunesse plus récemment, à l’ère du Big Data aux USA, comme on le verra plus loin.
Le credo de l’entreprise, encore et toujours
Dès le début du 20ème siècle, aux USA, on essaye de mettre en place des indicateurs quantifiables pour améliorer l’efficacité du système. C’est le temps du Taylorisme triomphant et du management dit scientifique. La métaphore est simpliste et brutale : l’école est assimilée à une usine, les enseignants sont ses ouvriers et les élèves, la matière première qu’il s’agit de transformer. Cette Efficiency Period, qui dura de 1911 à la fin des années vingt, a ainsi donné lieu à des excès incroyables consistant, par exemple, à évaluer la productivité éducative des enseignants à partir du nombre de craies employées… Mais surtout, on cherchait déjà à rendre enseignants et responsables éducatifs comptables des résultats de leurs élèves en déployant des structures de contrôle directement inspirées des bureaux « organisation et méthodes ». Cela donna naissance à un nouveau métier : manager de l’éducation.
En 1957, le lancement réussi de Spoutnik renforcé par les premiers échecs des fusées américaines constitua, dans le contexte de la guerre froide, un traumatisme important. Le système éducatif public fut rendu responsable de ce décrochage technologique, suscitant en 1958 un National Defense Education Act qui aboutit à une réforme en profondeur de l’enseignement scientifique
Douze ans plus tard, sous l’administration Nixon, se développa une nouvelle tentative en vue d’appliquer des techniques de management scientifique à l’éducation, en appelant à la responsabilité directe (Accountability) et aux contrats de performance (Performance Contracting). De grandes entreprises furent chargées de prendre des initiatives pour réformer le système éducatif. Le mouvement fut intense mais bref. Lancé en 1969, son échec devint patent en l’espace de trois ans.
Pourtant, nouvelle poussée en 1983, sous l’administration Reagan. Un rapport alarmiste resté fameux mais dont on sait désormais qu’il n’était fondé sur aucune statistique sérieuse, A Nation at Risk, stigmatisait la perte de compétitivité américaine, l’imputant une fois encore, et de manière extrêmement violente, au système éducatif, maniant les métaphores guerrières, parlant de « désarmement unilatéral » pour qualifier le niveau médiocre des compétences des élèves du scolaire (notamment au lycée) et appelant à une profonde réforme du système.
Une version actualisée, néolibérale : le Nouveau Management Public
Quelques années plus tard, un jeune gouverneur de l’Arkansas, Bill Clinton, s’inspira de Margaret Thatcher, pour mettre en place une politique dite de « Tight/Loose », contraignante sur les objectifs mais laissant les acteurs libres des moyens pour les atteindre, une politique fondée sur des évaluations renforcées. Devenu président, il proposa de systématiser cette méthode en 1994 dans son projet Goal 2000.
Presque au même moment, au Royaume-Uni, les conseillers du New Labour de Tony Blair élaboraient la doctrine du New Public Management (1) : Résumé succinctement, celui-ci se caractérise par :
– l’accent mis sur la performance au détriment d’une gestion des moyens,
– des mécanismes contractuels pour encadrer le fonctionnement des unités,
– la mise en concurrence de celles-ci pour faciliter le libre choix des usagers,
– la décentralisation des budgets.
L’accent est mis désormais sur l’exécution d’objectifs contractuels chiffrés et non plus sur des valeurs ou des missions d’intérêt général. L’argument mis en avant en Angleterre pour justifier l’encouragement apporté aux dispositifs alternatifs, dérogeant aux règles ordinaires du service public (Academies) est celui du libre choix des parents, une approche clairement consumériste de l’éducation où chaque famille doit pouvoir « faire son marché ». Pour ce faire, il est nécessaire de disposer d’indicateurs simples permettant de faire des comparaisons. Les successeurs de Blair, travailliste comme conservateur, confirmeront cette approche.
En Suède, la logique sera poussée un cran plus loin dès 1992. Le financement public sera affecté aux parents sous forme de « coupon éducation » (voucher) pour qu’ils puissent choisir entre le système traditionnel ou des écoles privées, les FreeSchools, libres de leurs choix et de leur organisation, certaines d’entre elles affichant clairement un but lucratif. Le système s’est très vite révélé très ségrégatif et néfaste. Vingt ans après la réforme, l’OCDE note le faible niveau de compétences des élèves suédois et la baisse régulière des performances en compréhension de l’écrit, en maths et en sciences dans les évaluations PISA depuis plus de 10 ans.
Aux Etats-Unis, avec la loi NCLB, No Child Left Behind, de 2002, George Bush passe à la vitesse supérieure. Il généralise les tests et rend les responsables d’établissement – et les enseignants – comptables (on parle à nouveau d’accountability) des résultats et des progrès de leurs élèves sous la menace d’un arsenal impressionnant de sanctions. L’accumulation de données et de traces liées au numérique donne lieu à une surenchère statistique, une « culture du chiffre» qui fonde un management de la surveillance et de la contrainte, une approche clairement punitive. Comme le disait crûment sa Ministre de l’éducation, Margaret Spellings, à Paris lors de l’Education Leaders Forum du 7 juillet 2008 à l’Unesco, “what gets measured gets done”.
Dès lors, s’appuyant sur ces traces numériques en s’efforçant de mettre en évidence des profils d’apprentissage ou de progression, les décideurs ont voulu lier la mesure de l’efficacité de l’enseignant aux résultats de ses élèves. Ils ont tenté de mesurer la valeur ajoutée (VAM, Value Added Model) de chaque enseignant pour fonder un système de rémunération au mérite. Au nom d’une politique « evidence based » fondée sur la preuve scientifique (l’expression Scientifically Based Research ou SBR, est un leitmotiv de la loi NCLB) alors même que l’association américaine de la recherche en éducation, l’AERA, tout comme les spécialistes du domaine, en ont souligné fermement l’inanité.
Des crédits fédéraux importants ont encouragé cette approche que l’administration Obama, au prix seulement de quelques nuances, a poursuivie, au grand dam des syndicats. Et on assista, comme en 1911, à un concours Lépine d’algorithmes parfois invraisemblables censés mesurer cette VAM en tenant compte des contextes spécifiques.
Parallèlement, pour réformer le système éducatif, l’administration Bush favorisa, toujours au nom du libre choix des parents, l’expansion de deux types d’initiatives : d’une part, les Charter Schools, écoles alternatives signant une charte (d’où leur nom) avec les autorités scolaires pour bénéficier des financements publics tout en dérogeant aux obligations du service public (par ex en termes d’accueil, de syndicalisation, de programmes…). Détournant un modèle initialement proposé par un leader syndical pour favoriser l’innovation pédagogique, on assista au développement d’initiatives privées, parfois à but ouvertement lucratif, proposant notamment des offres totalement ou partiellement en ligne, débouchant sur la création de véritables chaînes d’établissements. D’autre part, quoique de manière plus restreinte, les Vouchers, ce chèque éducation (correspondant au montant du financement public par élève) versé aux parents pour abaisser le coût de l’inscription dans une école privée, une idée proposée en 1955 par le très libéral économiste fondateur de l’école de Chicago, Milton Friedman, qui n’avait, jusqu’alors connu qu’une diffusion limitée. Là encore, l’administration Obama ne remit pas fondamentalement en cause ces orientations.
Les illusions perdues de Bill Gates
A partir des années 90, on a donc assisté à la montée en puissance d’un agenda libéral pour l’éducation. Quel bilan peut-on en tirer ? Un indéniable développement des Charter Schools (comme des Academies), fragilisant du coup l’économie des districts scolaires, même si, récemment, celles-ci semblent susciter moins d’intérêt. On comptait en 2017 un peu moins de 7000 Charter, scolarisant environ trois millions d’élèves (soit un peu plus de 5% du total) offrant aussi bien le meilleur que le pire (avec une multiplication des scandales financiers pour fraudes et détournements de fonds publics).
Après l’exubérance de la VAM, les programmes de merit pay se sont assagis, combinant généralement divers critères, pour ressembler de plus en plus à un système de primes versées à la grande majorité des enseignants. Une meta-analyse de 44 études sur le merit pay conduite en 2017 par l’université Vanderbilt conclut à une progression très modeste des résultats des élèves (les progressions les plus significatives concernant les incitations versées à des équipes pédagogiques et non à des enseignants individuellement).
Mais le plus intéressant concerne l’évaluation finale de l’ambitieux programme The Intensive Partnerships for Effective Teaching (IP) financé par la Bill & Melinda Gates Foundation. Un projet à grande échelle, lancé en 2009 pour six ans sur sept sites importants pour un coût total de 575 million de $ (dont environ la moitié prise en charge par les districts). Le cahier des charges imposait que les districts ou les chaînes de charter schools concernés mettent en place un nouveau système d’évaluation des enseignants fondé sur des observations de classe et la mesure du progrès des élèves, ainsi que des formations complémentaires. L’évaluation, également financée par la Gates Foundation, a été conduite par deux organismes réputés, la RAND Corporation et le American Institutes for Research. Leur conclusion, publiée en juin 2018, est sèche : l’objectif visé n’a pas été atteint. Les résultats des élèves, particulièrement les plus défavorisés, ne se sont pas améliorés. Idem pour les objectifs secondaires : favoriser des recrutements de qualité et les prises de postes difficiles. Echec donc de cette tentative couteuse de mettre au point un modèle objectif réplicable d’évaluation et de motivation au mérite. Du coup, Bill Gates, qui croît vraiment aux résultats de la recherche sérieuse, a décidé de ne plus investir dans l’évaluation des enseignants, pour laquelle il aura quand même, au total, dépensé 700 millions de $ sans résultat.
La France à contretemps
Même en France, l’idée n’est pas si nouvelle même si elle a surgi avec retard par rapport à ses modèles. Elle a inspiré et inspire encore ceux qui pensent, sans nécessairement le dire ouvertement, que la modernité vient d’ailleurs, et singulièrement des libéraux anglo-saxons, et qu’il convient de jeter aux orties le modèle du service public à la française pour aller vers un modèle individualisant, calqué sur celui de l’entreprise. Mais un modèle venu d’ailleurs fantasmé, sans souci de s’informer précisément pour connaître et tirer les leçons des échecs des autres. La lettre de mission que Nicolas Sarkozy adresse en 2007 à son ministre Darcos le presse ainsi d’évaluer les enseignants et de récompenser le mérite. Sans suite. Le rapport Pochard sur l’évolution du métier d’enseignant, aujourd’hui bien oublié mais publié en janvier 2008, dans le cadre d’une mission confiée par ce même Darcos, proposait aussi la rémunération à la performance.
La même année, le rapport Attali pour la libération de la croissance française, proposait pour l’éducation (dans une décision 6 pour « Permettre aux parents de choisir librement le lieu de scolarisation de leurs enfants ») l’attribution de « droits à l’école » à chaque enfant utilisables dans toutes les écoles. Un copié/collé des Vouchers prônés par Milton Friedman. Et de préciser « La Suède utilise déjà ce système efficacement. » Preuve de la qualité de l’information et de la profondeur de vision de ce rapport, l’échec du système suédois (cf. plus haut) était, pour les spécialistes, déjà annoncé à cette époque. Mais parler de la Suède était vraisemblablement moins effarouchant que de revendiquer les vouchers de George Bush ou de l’école de Chicago. Rappelons, ce n’est sans doute pas sans importance, que le rapporteur général adjoint, cheville ouvrière de ce rapport Attali, était un jeune inspecteur des finances nommé Emmanuel Macron.
Ce décalage temporel qui fait, alors comme de nos jours, revendiquer ici, au nom d’une supposée modernité, du pragmatisme et du souci de l’efficacité, des modèles libéraux venus d’ailleurs au moment où ceux qui ont tenté de les implanter les remettent en cause disqualifie le discours sur le pilotage par les preuves et les résultats et dévoile la vraie nature d’une approche idéologique. Et constitue la recette d’un échec annoncé.
Alain Chaptal
Note :
1 Cf. David Osborme et Ted Gaebler (1992), Reinventing Government, How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector ou Clarke, John et Newman, Janet (1997): The Managerial State. Power, Politics and Ideology in the Remaking of Social Welfare, Sage Publications, London
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