A quelques jours d’une grande réunion des 1400 inspecteurs du primaire à l’Esen, le ton monte entre eux et le ministère. Au centre du débat : les injonctions ministérielles sur l’apprentissage de la lecture, notamment au bénéfice de l’association Agir pour l’Ecole (AGE) envoyées en même temps qu’est tenu un discours sur « l’école de la confiance ». Dans cette affaire, les inspecteurs sont en première ligne et leurs syndicats montent au créneau pour dénoncer le double langage et affirmer leur opposition aux pressions ministérielles.
Double langage
Le 31 août, 5 syndicats enseignants (Se Unsa, Sud, Cgt, Snuipp et Sgen) , à coté d’associations pédagogiques, ont annoncé qu’ils « apporteront leur soutien aux enseignants et aux équipes qui refusent de mettre en oeuvre ces actions ou veulent les interrompre ». Le communiqué demande de « respecter le professionnalisme enseignant » et dénonce les pressions exercées pour que des écoles suivent les actions d’apprentissage de la lecture d’Agir pour l’Ecole. Le Café pédagogique avait rendu compte en juin de cette affaire. AGE intervient dans une centaine d’écoles et des pressions avaient été exercées dans le Nord pour imposer son expérimentation. Interrogé par le Café pédagogique, le ministère avait affirmé ne donner aucune instruction en ce sens ». En juillet des plaintes sont pourtant venues du département voisin du Pas de Calais. Et le 31 août les deux syndicats d’inspecteurs du primaire, le SIEN Unsa et le SNPI Fsu, signent le communiqué en soutien aux enseignants.
« On était parti sur l’hypothèse de l’école de la confiance et on nous demande une confiance aveugle », explique Patrick Romagnac, secrétaire général du SIEN Unsa. « Et ça c’est pas possible ». Il dénie à AGE toute efficacité : « les résultats donnés sont du pipeau », nous a-t-il dit. En effet, la méthode d’Agir pour l’école a fait l’objet de plusieurs évaluations, les dernières étant celle de la Depp en 2014 et celle de l’IPP en 2015. Ces évaluations montrent des progrès en lecture non lexicale et en phonologie. Par contre la méthode n’a aucun impact sur l’apprentissage de la compréhension ou du vocabulaire. A force de passer du temps à lire des syllabes ou des faux mots , les enfants arrivent à un bon degré de fluence en déchiffrage. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils comprennent ce qu’ils lisent. Alors savent ils vraiment lire ?
Les liens étroits entre le ministre et AGE sont bien connus. JM Blanquer a fait partie des dirigeants d’AGE. « Si AGE a pu prendre place sur le terrain c’est grâce à Blanquer quand il était Dgesco », rappelle P. Devin. « La convergence des dates est claire ».
Mais ce que déplorent le SIEN Unsa comme le SNPI Fsu c’est le double discours tenu rue de Grenelle. « Le ministre nous donne raison quand on le rencontre. Mais sur le terrain ce n’est pas comme ça », explique P Roumagnac. « Le ministre parle, la Dgesco aussi et les Daen et recteurs disent autre chose. Quelqu’un nous trompe ». « Il n’y a pas de double discours sur les convictions du ministre », explique Paul Devin, secrétaire général du SNPI Fsu. « Il est convaincu de ses aprioris sur l’apprentissage de la lecture. Il y a un double discours sur le fait qu’on nous dit faire le choix de la confiance alors qu’on voit un pilotage à base d’injonctions et de pressions ». Sur le terrain, des écoles se voient imposées le protocole d’AGE et les inspecteurs qui renâclent, selon P Devin, voient le recteur et le Dasen intervenir. P Romagnac évoque aussi des projets de terrain remis en question car non conformes à la doxa officielle.
Réunion sous tension
Un autre motif de tension va avoir lieu prochainement : le ministère réunit à l’Esen les 1400 inspecteurs du 10 au 12 septembre. Le programme de ces journées n’a toujours pas été communiqué. Mais les deux syndicats craignent le pire. « Les collègues qui vont y aller y vont à contre-coeur. On s’attend à avoir des explications sur l’apprentissage des maths et de la lecture de très bas niveau et qui ignorent les problématiques des territoires », nous a dit P Roumagnac. « Il faut sans doute changer les pratiques pédagogiques mais ce ne n’est pas par la crainte qu’on aura de meilleurs résultats. Ca a déjà été tenté et on sait ce que ça produit. Il faut au contraire travailler la responsabilisation des enseignants pas la technique ».
« Les IEN ont le souvenir des regroupements de l’année dernière sur la lecture où on a entendu des choses sidérantes, idéologiques », rappelle P Devin. « Le ministère passe son temps à répéter que c’est le ministère de la confiance mais engage des pressions autour de consignes tres fermées et très directives et qui n’ont pas fait leurs preuves ».
Le souvenir de 2006
Le ministre a envoyé récemment des « recommandations » aux enseignants sur la lecture et l’apprentissage des maths. Il a changé cet été les programmes de français et de maths de l’école.
Que vont faire les inspecteurs si le ministère s’obstine dans les pressions ? « On s’engage à systématiquement dénoncer toute attitude d’un Dasen ou d’un IEN qui voudrait obliger des enseignants à utiliser AGE contre sa volonté ». « On affirmera que ce n’est pas légitime pour un IEN de prescrire un choix méthodologique. Notre système a toujours résisté à ces prescriptions. On ne dicte pas des méthodes on aide , c’est la condition de l’efficacité », explique P Devin. Il rappelle que les textes donnent au conseil des maitres et au conseil d’école le droit de refuser ou accepter un projet pédagogique.
L’éducation nationale a connu un autre moment de fortes pressions sur les enseignants en lien avec des déclarations ministérielles sur la lecture. C’était en 2006 où un IEN avait été sanctionné par le ministre. Il s’agissait de G de Robien. Son directeur de cabinet est devenu aujourd’hui ministre de l’éducation nationale. Les inspecteurs ne veulent pas revivre ces années noires.
François Jarraud