Depuis 1970, date de démarrage des premières expérimentations de l’informatique dans l’enseignement (en dehors de l’enseignement de l’informatique qui a débuté plus tôt), les plans ont succédés aux plans, les équipements se sont multipliés, renouvelés, les programmes d’enseignement de l’informatique, d’intégration des TIC puis du numérique dans les enseignements ont été renouvelés, parfois reconduits, parfois suspendus, parfois annulés… Si on se situe dans le lieu d’exercice de l’enseignement, la salle de classe, on peut s’interroger pour essayer de comprendre les politiques de développement du numérique en éducation, mais plus largement sur le lieu de décision de ces politiques et de leur mise en œuvre. Car, disons-le tout de suite, il ne suffit pas qu’un politique engage des moyens ou des intentions pour que le quotidien de la salle de classe soit bouleversé. D’ailleurs nombre de ces décideurs sont très critiques sur l’absence de bouleversement sur le terrain à la hauteur des ambitions, des intentions et surtout des annonces.
Dans le document sur les politiques départementales sur le numérique éducatif publié en 2017, l’association des départements de France – ADF – la question des instances de décision est centrale et elle se pose en particulier dans la répartition des pouvoirs entre l’Etat et les Collectivités territoriales. Le ministère de l’Education propose lui le cadre en vigueur. On s’aperçoit qu’il omet la dimension informatique et numérique issu du texte de 2013 sur la refondation de l’école initiée par Vincent Peillon (mais les pages du site officiel du ministère sont difficilement gérées et actualisées) ce que l’ADF rappelle à juste titre dans son document : « La loi de 2013, dite de refondation de l’École de la République, offre l’opportunité de redessiner le paysage de l’accompagnement des usages numériques des élèves et des enseignants en clarifiant et renforçant la compétence des collectivités territoriales » (Valérie Nouvelle). Dès lors on comprend l’opposition continue entre deux échelons de décisions qui ne parviennent que difficilement à s’entendre, à défaut de s’articuler.
Si l’on s’en tient souvent à ces deux échelons de décisions c’est qu’on ne regarde pas d’assez près ce qui se passe dans le quotidien des établissements. Quid du chef d’établissement ? Quid du gestionnaire ? Quid des enseignants eux-mêmes ? Une incursion dans le monde de l’enseignement privé catholique sous contrat permet de comprendre mieux cette question qui semblerait ne pas concerner les établissements publics (ce qui est partiellement faux). En effet, la loi (celle de l’Etat, mais aussi le cadre proposé par l’enseignement catholique) laisse la prise de décision d’abord à l’établissement et à ses acteurs. Mais elle laisse aussi la recherche du financement au moins en partie à cet échelon. C’est pourquoi on rencontre tant de disparités dans les équipements et les pratiques de ces établissements. Alors que lorsque l’on analyse les établissements publics, on semble observer une meilleure harmonisation, surtout si l’on s’en tient à une vision éloignée. Une comparaison géographique vient pourtant révéler de réelles disparités. Mais alors qui décide ?
En premier lieu, le premier décideur, c’est l’enseignant, qui choisit ou non d’utiliser les technologies, si elles sont disponibles sur son lieu de travail, dans son enseignement. Quelques soient les injonctions, pressions, recommandations, et bien sûr équipements, l’enseignant reste celui qui fait des choix. Certes les élèves peuvent influer sur ce choix, mais cela reste à la marge. Nombre d’enseignants utilisent depuis de nombreuses années leur matériel personnel dans la classe, parfois en enfreignant même les réglementations. Au début des années 2000 il était encore assez courant de voir dans une classe d’école primaire plusieurs ordinateurs que l’enseignant avait réussi à se procurer auprès de personnes ou de structures extérieures. Il les installait dans la classe, y amenant aussi son matériel personnel. Actuellement encore on peut voir des salles de classe n’ayant aucun matériel informatique ou de vidéo-projection, par le choix de l’enseignant lui-même. Aux deux extrêmes on trouve des attitudes et des pratiques qui interrogent bien sûr la chaine de décision dans laquelle ils sont insérés institutionnellement.
Dans un établissement, si un responsable de l’informatique ou des usages pédagogiques du numérique est présent, des orientations peuvent être proposées, des orientations retenues, voir des choix effectués par ces personnels. La marge de manœuvre de ces personnels s’exerce de deux manières : d’une part par délégation de pouvoir (si tant est que ce soit possible dans l’établissement) soit par influence. Dans le premier cas, tout dépend des niveaux de prise de décision institutionnelle et donc du CA ou du chef d’établissement. Dans le second cas, c’est le spécialiste qui parle et qui tente d’imposer sa vision professionnelle auprès d’interlocuteurs qui n’ont pas le même niveau d’information ou de connaissances. C’est souvent ce qui semble donner un pouvoir important au « responsable informatique » qui en vient parfois à autoriser ou à interdire au sein de l’établissement tels ou tels équipements et parfois telle ou telle pratique. Dans ce cas les enseignants n’ont que peu de liberté de choix et de décision, en dehors du refus d’usage.
Le chef d’établissement n’a souvent, dans l’enseignement public, que peu de pouvoir sur les décisions en matière de numérique pour l’enseignement, au contraire de l’enseignement privé. Dans l’établissement public, la place du CA (Conseil d’Administration) et les faibles moyens disponibles s’articulent avec les injonctions ou dotations/subventions de la collectivité locale, injonctions ou aides des instances locales de l’éducation nationale, et bien sûr obligations réglementaires aussi bien en matière de programmes d’enseignement que de respect de la sécurité et la protection des élèves. Dans certains cas le chef d’établissement ou directeur d’école, du public, n’est même pas consulté pour les équipements dont vont être dotées les classes. D’ailleurs il arrive même qu’ils ignorent largement ce que les enseignants font réellement de ces moyens, hormis dans le cas d’enseignants « remuants » appelés parfois innovateurs.
Les collectivités territoriales sont prises entre deux logiques : celle venue de l’Etat et celle venue des électeurs. Bien qu’un peu caricaturale, cette analyse montre bien que les décisions prises à cet échelon peuvent être difficiles. D’un côté il faut se plier aux obligations du ministère de l’Education (programmes d’enseignement etc.…). D’un autre côté il faut que ça « fonctionne » pour satisfaire la lecture par les citoyens de la traduction (souvent médiatisée) des discours des ministres. Ainsi l’un des chantiers souvent invisibles, celui des infrastructures réseau et internet, est-il la source de nombreux problèmes d’usages quotidien et donc de récriminations. Les citoyens ne sont pas au fait des découpages de responsabilité et donc des effets de ceux-ci sur le quotidien. Mais il est aussi courant que les collectivités, dans le cadre prescrit, voire au-delà, engagent des actions d’équipement massif et parfois davantage allant à la limite du texte de 2013 et souhaitant aussi avoir un regard sur les utilisations réelles. Car la difficulté de ces financeurs et donneurs d’ordre est bien de savoir ce qui est fait de tout cela. Devant rendre des comptes les financeurs aiment bien que les analyses entérinent leurs choix et montrent qu’ils ont eu raison de les faire. C’est d’ailleurs ce qui déforme la visibilité réelle du numérique éducatif : il faut « montrer » qu’on le fait et que ça marche… au risque de ne plus avoir de moyens (cf. les propos de certains responsables d’établissement, mais aussi de consultants et vendeurs)
Les niveaux intermédiaires entre le ministère, les collectivités et les établissements sont essentiellement concentrés dans les services rectoraux, en particulier autour des DANE (délégué académique au numérique éducatif) et de leurs services. La Direction du numérique éducatif du ministère (DNE) est d’abord un service intermédiaire (instruction, exécution) entre le ministre et les acteurs de terrain, mais pas vraiment un service décisionnaire. Ont-ils réellement un pouvoir de décision sur ce numérique éducatif ? En réalité, s’ils n’ont pas le pouvoir de décision, ils sont au cœur des articulations permettant les décisions et les usages. C’est justement ce qui est difficile comme par exemple dans le cas de l’arrêt du plan numérique initié par F. Hollande en 2015 et stoppé par JM Blanquer et E. Macron. Les DANE souvent en partenariat (ou au moins en relation) avec les collectivités cofinanceuses ont dû changer leur fusil d’épaule, chargés qu’ils sont de la mise en œuvre de la politique de l’état, même s’il est en contradiction avec ce qui s’est fait auparavant, quand ce n’est pas même en contradiction avec les réalités de terrain.
Et l’ensemble doit naviguer dans les débats médiatiques autour des bienfaits, des méfaits, des contraintes, des ressources et autres problèmes… Car au final la décision des usages pédagogiques réside d’abord dans la classe. Prenons un exemple qui risque d’être difficile. La mise en place d’un enseignement de l’informatique au lycée. On a vu en 2012 la difficulté de mise en place de l’ISN et des enseignants compétents tant sur le plan pédagogique que technique. On a vu aussi la difficulté concernant les équipements et les environnements techniques nécessaires. Comment imaginer qu’il en soit autrement en 2019… On peut aussi prendre l’exemple de l’enseignement du code à l’école primaire. Quand on considère que nombre de municipalités ont privilégié les affichages interactifs (TBI, VPI, VNI…), on imagine mal comment les élèves vont pouvoir manipuler. Certes certaines ont aussi doté en salles informatiques, ordinateurs portables ou tablettes, mais cela reste encore à développer.
Et il y a les « marchands », ceux qui font du travail d’influence (lobby) auprès de tous les échelons de décision. Car c’est leur force (mais aussi leur nécessité économique) de savoir influencer ceux qui prennent les décisions. Formés en école de commerce et de management, nombre de responsables commerciaux appliquent les règles techniques qui permettent de faire les ventes prévues dans les objectifs. Pour y parvenir, ils privilégient parfois le discours sur le produit ou le service. Mais surtout ils mettent en place les politiques les plus efficaces possibles pour placer leurs produits. On peut interroger, au Québec, les manières de faire dans la fameuse histoire des TBI imposés par le gouvernement puis dénoncés en justice. Il n’y a pas de raison que ce soit différent sur d’autres marchés, même si en France la gestion des appels d’offres relativise ces risques, c’est en amont que cela fonctionne, c’est à dire en amenant les décideurs à avoir une représentation positive de la solution pour qu’ensuite ils fassent les arbitrages satisfaisants (dans le cadre de la loi bien sûr) …
Pour conclure, rappelons que tout cela peut sembler caricatural et que des précisions seraient nécessaires. Cependant ce serait aussi un moyen de noyer le questionnement dans une série de textes et règlements. Or dans le quotidien de chacun de nous, le ressenti des prises de décision est souvent un révélateur, non pas du cadre réglementaire, mais des pratiques réelles, fussent-elles illégales…. Si les enquêtes comme Profetic nous montrent la progression des utilisations, cela reste basé sur la bonne volonté déclarative de ceux qui répondent à l’enquête. Il est intéressant de noter que dans plusieurs enquêtes les élèves déclarent beaucoup moins d’utilisations du numérique en classe que les enseignants. Ceci pour montrer que la question est certes celle de la décision d’utiliser mais aussi la manière d’utiliser. Ce qui commande, au sens premier du terme, ce sont les programmes d’enseignement. Ce sont eux qui sont le plus puissant levier d’évolution des pratiques effectives surtout quand ils sont associés à leur évaluation. L’arrivée de l’enseignement de l’informatique au lycée va certes rendre visibles des pratiques et calmer les autres disciplines peu enclines à céder à certaines sirènes du numérique, même si elles sont pertinentes. Malheureusement cela n’améliorera pas la question des prises de décision. Il y a un écart important entre les volontés politiques et les réalités de terrain depuis plus de cinquante années dans le domaine éducatif. Il faut alors s’interroger non seulement sur les processus de décision, mais aussi sur ce qui les sous-tend. Le contenu des discours politiques a peu changé depuis le début des années 1980 et les interrogations restent les mêmes. La réalité de terrain reste aussi largement la même. Les vitrines nombreuses des pratiques effectives ne doivent pas cacher l’effectivité des pratiques de masse. Un bon cas d’analyse pour former les futurs décideurs… s’ils le sont encore dans les années à venir, tant la pression économique et marchande est forte et puissante.
Bruno Devauchelle