Tel Kaa dans le Livre de la jungle, le ministère sollicite notre confiance. Pourtant, certains actes, certaines prises de position publiques, venant de la rue de Grenelle comme du Conseil Supérieur des Programmes, créent le malaise.
Blitzkriegs terminologiques
Publiés pendant les vacances d’été et applicables dès la rentrée de septembre, les « ajustements » des programmes mettent en porte-à-faux la profession, et l’inconfort de la situation est palpable, du côté des enseignants comme de celui des auteurs et des éditeurs de manuels.
Je note d’abord une volonté idéologique d’extirper les programmes de termes sans doute jugés jargonnants ou « pédagogistes ». Toute profession a pourtant besoin d’un lexique technique, spécifique, pas forcément destiné au grand public. J’y lis la volonté de détruire ce qui a été élaboré par des prédécesseurs mauvais, forcément mauvais… Par exemple, « production d’écrits » disparait presque partout au profit de « rédaction ». Je ne peux m’empêcher d’éprouver une immense lassitude face à ces blitzkriegs terminologiques que je connais depuis mon entrée à l’École Normale, il y a … plus de 35 ans : dans les programmes de 1978, on lisait « expression écrite » et « productions ». En 1985, « rédaction ». En 1995, 2002 et 2007, « productions d’écrits ». En 2008, retour des « rédactions », en 2016, « productions d’écrits »… Allers-retours puérils, misérables guéguerres dignes de la cour de récréation, menées par des gens pourtant très sérieux. Symbole ô combien dérisoire résumant à lui seul à quels vents contraires la profession est livrée depuis des décennies…
Il y a plus grave, bien sûr. Parlons du retour annoncé des « repères de progressivité » annuels. Ils « feront l’objet d’un document spécifique publié très prochainement », précisait eduscol début juillet 2018. Ajustements applicables dès la rentrée, mais repères de progressivité annuels non publiés… École de la confiance ou de la désinvolture ? Plus grave encore, je le crains, l’esprit dans lequel ces repères seront sans doute rédigés. La précédente version était équilibrée et permettait, enfin, d’œuvrer réellement dans l’esprit des cycles. Ces repères ne différenciaient pas CE1 et CE2 d’une part, CM1 et CM2 d’autre part. C’était une avancée majeure, permettant d’enseigner de façon réellement spiralaire, et de laisser à tous les élèves la possibilité d’assimiler à leur rythme les notions. Hélas, la toute première phrase supprimée par les ajustements du Cycle 2 est la suivante : Au cycle 2, les élèves ont le temps d’apprendre. S’agit-il du symbole inquiétant d’un retour à un programme annuel étroit, ne tenant pas compte de la réalité des classes, des élèves, des rythmes d’apprentissage… Les neurosciences n’ont-elles rien à dire là-dessus ? École de la confiance, ou de la défiance vis-à-vis d’enseignants soupçonnés de ne pas appliquer le programme au rythme dicté par le ministère ?
Le CSP et les « pédagogistes »
Mais ce n’est pas tout. Il y a également les prises de position outrancières de la nouvelle Présidente du Conseil Supérieur des Programmes. Ça ne passe pas.
A propos des rectifications de l’orthographe, Souâd Ayada déclare : « Dans les classes, je n’ai jamais vu de professeur en tenir compte. » Quel déni de réalité, quelle morgue, quelle légèreté dans les propos ! L’immense majorité des manuels scolaires du primaire est (était ?) désormais rédigée selon ces rectifications, après une période d’atermoiements tout de même longue de 28 ans ! En effet, ces rectifications, qui furent avalisées par l’Académie Française en 1990, sont censées être la référence pour l’enseignement depuis les programmes 2007…
A propos de l’étude de la langue : « la grammaire n’est pas l’observation réfléchie de la langue, mais sa structure même. » D’abord, la dénomination « observation réfléchie de la langue » a disparu des programmes depuis 2007, il y a onze ans ! Pourquoi l’agiter encore comme un chiffon rouge ? Ensuite, le texte même des ajustements tout juste parus fait état d’ « observations de corpus de phrases », « observation et classement des finales verbales », « activités d’observation, de manipulation des formes, de classements, d’organisation des savoirs lexicaux » et j’en passe. Posture maladroitement idéologique de la part de Mme Ayada, ou méconnaissance coupable du texte publié sous son autorité ?
Autre recommandation barrée d’un trait de plume des programmes 2016 à propos de l’étude de la langue : « Des séances courtes et fréquentes sont donc le plus souvent préférables à une séance longue hebdomadaire. » Phrase capitale, pourtant ! Et cette recommandation s’appuie directement sur les neurosciences, elle est rappelée par exemple par Stanislas Dehaene dans « les quatre piliers de l’apprentissage » : un apprentissage distribué, plutôt que massé, favorise la consolidation et l’automatisation des compétences, le rôle du sommeil étant primordial : augmenter le nombre de phases successives apprentissage/sommeil maximise la qualité des acquisitions. Trop pédagogiste pour le CSP ?
Parallèlement à la suppression incompréhensible de cette recommandation, on voit ressurgir le terme « leçon » (autre guéguerre terminologique qui n’honore pas ses combattants), avec ses connotations traditionnelles… Réapparaissent « la leçon de grammaire et de vocabulaire (découverte par l’élève d’une notion grammaticale ou d’un mot, de son sens, éventuellement de son histoire) » / « C’est à partir de ces activités qu’il convient de structurer les apprentissages et de formuler des règles. Une dernière phase consiste à automatiser et mémoriser les compétences acquises. » Revoilà le séculaire « je découvre / je retiens / j’applique » qui réussit fort bien aux premiers de la classe, mais qui met en difficulté tant d’élèves fragiles… Nul doute que Mme Ayada faisait partie de la première catégorie et pense naïvement que tout ce qui lui a réussi doit nécessairement réussir à tout le monde…
De ces savoirs solides sur l’apprentissage, établis par les neurosciences, faut-il faire table rase ? Ou bien revenir à 36 leçons traditionnelles de grammaire, une par semaine, où l’on déroule le programme, une notion après l’autre, comme les wagons d’un train dans lequel tous les élèves ne montent pas… Est-ce vraiment conforme aux avancées scientifiques si chères à notre ministre ?
Des manuels obsolètes avant même d’avoir été ouverts
L’auteur de manuels que je suis vit très durement cette situation. D’abord, on soupçonne les auteurs comme les éditeurs de « se frotter les mains » à chaque modification des programmes, comme s’il suffisait de publier une nouvelle édition estampillée « conforme aux programmes 2018 » pour ouvrir le tiroir-caisse. Je dois dire que ces insinuations me blessent et me navrent. Je me considère avant tout comme un militant pédagogique. La version 2016 de la collection que je dirige a été créée certes dans l’enthousiasme pour les options didactiques portées par les programmes, mais aussi au prix d’efforts intenses afin de permettre une mise à jour disponible le plus tôt possible. Je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières, mais j’ai pris un an de disponibilité pour mener à bien cette refonte. L’aspect financier de ce travail n’a jamais été ce qui m’anime.
Par ailleurs, je suis interpelé par des collègues qui sont déboussolés, par exemple ce message : « J’ai investi en juin dans la méthode pour mes trois niveaux CE2 CM1 CM2, je me demande maintenant comment gérer avec les ajustements de cet été ? »… Quel gâchis ! Des manuels obsolètes avant même d’avoir été ouverts ! Ces ajustements interviennent à peine dix-huit mois après que le ministre ait déclaré qu’il ne toucherait pas aux programmes… Ecole de la confiance, disiez-vous ?
Après un temps d’accablement, j’allais dire de sidération face à cette situation nouvelle, me voici de retour au front. Plus que jamais la riposte doit s’organiser. Non pas une riposte idéologique, non pas une guerre de communication, mais une action concrète, dans les actes, dans la pédagogie, dans le métier au quotidien. Les ajustements des programmes et les futurs repères de progressivité sont ce qu’ils sont, mais face aux déclarations hasardeuses, face aux diktats non étayés par la recherche, face aux incessants virages à 180°, il est plus que jamais de notre devoir de faire notre métier en notre âme et conscience. L’école de la confiance, c’est d’abord une école qui fait confiance en ses enseignant•e•s.
Antoine Fetet,
Directeur d’école, maitre-formateur,
Directeur de collection