Ce que les développements technologiques des cinquante dernières années nous apprennent c’est que l’une de leurs conséquences les plus importantes est l’accélération de la circulation de l’information et l’augmentation exponentielle de la quantité de ces informations. Ce constat banal et facile à faire est pourtant fondamental pour qui s’intéresse à l’école, l’enseignement, l’apprentissage, la formation. Désormais apprendre tout au long de la vie, apprendre à distance ou de manière hybride, apprendre à coté ou en dehors du système éducatif, entre autres, ces manières de faire ont envahi les discours et les réflexions aussi bien dans les couloirs de la recherche scientifique que dans les salles des profs ou encore dans les espaces de rencontre entre éducateurs. Et désormais de ces cénacles de réflexion sortent des idées qui vont petit à petit envahir les échanges entre décideurs de toutes sortes : diminuer les temps de face à face pédagogique, développer des apprentissages sur temps libres, etc. Effets de mode parfois, constats d’évidence, volontarisme, problèmes à résoudre, les raisons sont nombreuses et variées. Mais si du côté des institutions et des organisations la pression semble monter, c’est du côté de la population qu’il faut se tourner si l’on veut véritablement aller au fond des choses. Si les unes veulent « améliorer » les formes de la formation, les autres ne sont pas toujours en capacité d’accepter ou même d’accéder à ces nouvelles formes. On peut ainsi créer de nouveau fossés numériques alors que l’intention semble à l’opposé.
Numérique et injonctions
Il ne suffit pas que la hiérarchie décide ou tente d’imposer des outils ou de nouvelles formes pour que les personnes entrent dans ces modèles. Il ne suffit pas de mettre en route un forum en ligne pour que les personnes y participent ! Là encore c’est une banalité pour les personnes qui fréquentent le monde de la formation et du numérique depuis longtemps. Et pourtant force est de constater que nous sommes encore loin du compte en réalité. Ainsi on trouve dans de nombreuses organisations des injonctions à l’hybridation, présence-distance, des formations sans toujours se préoccuper de savoir si ceux et celles auxquels s’adressent ces dispositifs sont en mesure de les suivre dans des conditions acceptables et même sont en capacité cognitive et métacognitive de les suivre.
Le monde scolaire n’échappe pas à ces dispositifs souvent qualifiés d’innovants. L’exemple de la classe inversée ou encore celui de l’approche par compétence (pour sortir de la référence au numérique) sont suffisamment éloquents pour illustrer notre propos. Quand on écoute le discours même de nombreux promoteurs de la classe inversée, on s’aperçoit qu’ils se heurtent à des difficultés de fond qui sont souvent identiques à celles des approches traditionnelles. D’ailleurs plusieurs d’entre eux élargissent leur discours pédagogique en allant aussi vers le champ des pédagogies actives. Mais c’est un des reproches les plus courants fait à ces courants, ils ne résolvent que à la marge les problèmes et sont très peu généralisables. D’où la tentation du repli vers les modèles anciens ou vers des modèles appuyés sur des types de recherches aux méthodologies qui semblent plus robustes. Mais ce qui est intéressant c’est que la psychologie est convoquée dans la plupart des cas, d’Adolphe Ferrière à Langevin ou plus récemment plusieurs ministres de l’Education. Pour le dire autrement, allons voir dans la tête de celui qui apprend pour trouver des solutions, quitte à ce que ce soit à son insu.
C’est l’enfant qu’on laisse de coté
Il y a un élément qui semble souvent mis de côté (même si Edouard Gentaz le rappelle dans son article dans la revue « la recherche » de ce mois de septembre), c’est le contexte dans lequel évolue l’enfant. L’enfant, l’humain, ce n’est pas un cerveau isolé sur un corps. C’est un « tout situé » : Le cerveau n’est rien sans le reste du corps humain, l’humain n’est rien sans l’autre, les autres. Quand l’enfant est dans la machine à IRM (cf. l’émission « Demain l’école » diffusée par Arte en ce mois de septembre) il est seul, parfois en interaction de loin avec un adulte ou avec un appareil numérique. On est donc loin des conditions de la vraie vie, à l’école ou en dehors. Claude Bastien, psychologue cogniticien, avait largement mis en évidence ces deux points dans ses travaux, mais il semble bien oublié aujourd’hui (sauf d’André Tricot). Autre psychologue important, Jérôme Bruner, semble lui aussi trop mal connu, qui a su mettre en évidence les notions d’étayage, et bien sûr d’interaction. Il a évoqué bien avant bien d’autres l’idée de l’enfant chercheur, comme Britt Mari Barth l’a bien montré en 1985 dans un article intitulé « Jérôme Bruner et l’innovation pédagogique » (Communication et langages n°66, 1985, pp 46-58). Car c’est bien l’autre facteur de réussite des apprentissages, le désir de se développer.
Ce que certains semblent laisser de côté c’est justement cette dynamique interne, jadis appelée « pulsion » par Sigmund Freud, dont la troisième topique, nous montrait la force. Or dans la salle de classe, en dehors, à la maison, il suffit de regarder les enfants, avec ou sans technologies, pour s’en apercevoir. Il ne suffira pas de techniciser l’école (on parle parfois aussi de professionnalisation) pour la rendre perméable à cette dynamique. La crainte est qu’on oublie ce désir d’apprendre au nom d’une vision du fonctionnement de l’humain qui soit essentiellement « machinique ». Bien sûr chacun s’en défendra, mais de l’enseignement programmé à l’EAO, ou encore à la conception du code informatique comme une sorte de nouvelle grammaire avec ses effets structurants (comme on a pu le dire du latin, de l’allemand ou des mathématiques), c’est bien l’enfant dans sa globalité, l’apprenant qu’on laisse de côté.
Empêcher l’aliénation technologique
Nous sommes face à une évolution permise par des technologies qui peuvent prendre plusieurs directions : enrichissement, appauvrissement, contrôle. Mais elles ne sont rien sans ceux et celles qui les utilisent. Evitons d’enfermer ceux qui apprennent dans ces modèles imposés, fussent-ils issus de recherches rigoureuses. Car cela aura pour conséquence d’empêcher l’imprévu, l’inattendu, la créativité. Une vision statistique du comportement humain tend à valoriser les comportements moyens et éliminer les comportements extrêmes, hors normes, différents. Les concepteurs de nos machines personnels ont bien compris qu’il fallait limiter, brider les utilisations et éviter les « braconnages ». Cela facilite la massification des équipements et des usages. Mais cela freine, voir interdit la « démocratisation » de ces usages. Condorcet doit être convoqué pour qu’on rappelle l’importance d’empêcher les aliénations par l’ignorance et le contrôle, surtout en matière de savoir. Les technologies actuelles peuvent être une chance pour l’accès aux savoirs à tous les âges. Evitons que d’aucun n’en fassent un moyen d’imposer des modèles, fussent-ils innovants et pédagogiques, qui enfermeraient ceux qui apprennent dans des injonctions à des comportements d’apprentissage auxquels l’école ne les a pas préparés.
Bruno Devauchelle