Jeu sérieux, jeu vidéo, jeu de rôles, jeu d’écriture, escape game, ludification des apprentissages … : le jeu a-t-il vraiment sa place en classe ? A quelles conditions, avec quels profits et selon quelles modalités ? Ces questions ont été au centre du forum Eidos 64, le forum des pratiques numériques pour l’éducation, qui s’est tenu à Pau le 30 janvier 2019. Psychologues et pédagogues, chercheur.es et enseignant.es ont confronté leurs regards, partagé réflexions et expériences. Pour au final combattre bien des idées reçues et livrer de fécondes propositions de travail avec les élèves. Avec comme récompense le plaisir non seulement de jouer, mais d’apprendre et d’enseigner ?
En finir avec la diabolisation
Faut-il stigmatiser le jeu vidéo ? Psychanalyste, formateur, gamer, fondateur de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH), Michaël Stora a en particulier travaillé avec des personnes souffrant d’addiction au jeu vidéo. Dans sa conférence augurale, il rappelle qu’il existe 35 millions de joueurs en France et que, contrairement aux idées reçues, 51% sont des femmes. D’ailleurs, « si les hommes se sentaient plus enclins à accomplir les tâches ménagères, les femmes se sentiraient encore plus autorisées à jouer ! » A la lumière de l’expérience du serious game Food force, conçu pour sensibiliser les enfants à la faim dans le monde, il apparaît que le jeu est tout sauf un espace politiquement correct : il offre au joueur la mise en scène de ses pulsions agressives. « Et pourtant c’est comme cela qu’on apprend ! » En particulier à perdre : alors qu’à l’Ecole l’échec est sanctionné, on peut ici fortifier volonté et stratégie de persévérance. Dans le jeu, souligne Michaël Stora, il y a des règles, des limites, des cadres, qu’il n’y a pas toujours à la maison : c’est parfois même ce que les adolescents y recherchent.
Et si l’on faisait des écrans des alliés, à l’Ecole et dans la dynamique familiale ? Cela suppose de revenir à la narration, à la poésie : ce quelque chose de la rêverie qui dans le jeu donne la possibilité de faire des liens avec le monde réel. Accuser l’écran fait souvent écran sur des histoires bien plus compliquées, sur le contexte familial qui peut conduire à des conduites pathologiques avec le jeu vidéo. Il faut saisir les opportunités d’interactions autour d’une culture du jeu partagée : favoriser les échanges, entre enfants et parents, autour de l’expérience affective, pour développer la capacité à être seul. À l’école, il convient aussi de prendre en considération la possibilité désormais offerte aux enfants, très tôt, de jouer avec les images, de les modifier, les créer, les mettre en scène. Et il serait sans doute intéressant d’avoir une discussion avec les ados sur la philosophie que nous proposent des réseaux comme Facebook ou Instagram : quelle possibilité aujourd’hui d’exprimer sa souffrance en ligne, comme il y a quelques années avec les blogs ?
Jouer pour apprendre
Le jeu en classe n’est pas une fin en soi. À quelles conditions devient-il vraiment pédagogique ? Docteure en psychologie, professeure, Margarida Romero dirige le Laboratoire d’Innovation et Numérique pour l’Education (LINE) à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Elle fait remarquer combien nous vivons une période intéressante, moins technophile, davantage soucieuse de considérer et d’analyser les usages. Par exemple le jeu sérieux #SmartCityMaker : ce projet franco-québécois veut aider les élèves à apprendre par la cocréation de maquettes physico-numériques et par des activités de robotique pédagogique. Les élèves créent des maquettes de villes pour s’approprier le territoire, imaginer comment l’espace va évoluer, relever des défis en lien avec les thématiques des programmes.
Quels sont les principes qui rendent pertinentes de telles démarches ? Margarida Romero en perçoit quatre : une expérience positive d’apprentissage, un apprentissage actif centré sur l’apprenant, une zone proximale de développement (c’est-à-dire un jeu qui ne soit ni trop simple, ni trop compliqué), des objectifs et des règles de jeu explicites. Attention au risque de vouloir utiliser en classe des jeux sérieux que les élèves vont juger et rejeter comme « pourris » ! La stratégie la plus intéressante, c’est d’amener les élèves eux-mêmes à construire les jeux. Car jouer est une manière d’explorer un micromonde et ses règles, une manière de se connaitre au sein d’un système de règles. Il convient de préférer le jeu constructif au jeu actif : la qualité du jeu dépend de l’engagement cognitif qu’il va demander à l’élève. On n’apprend pas forcément plus avec les jeux, mais il y a plus de plaisir d’apprendre. Il faut permettre à l’élève d’explorer et de se tromper, favoriser la résolution créative de problèmes.
Le jeu vidéo, objet scolaire ?
Au collège innovant Pierre Emmanuel à Pau, Julie Durieu et Bruno Vergnes témoignent d’un usage du jeu vidéo Limbo en cours de français. Peut-on considérer comme une œuvre à part entière un objet culturel qui appartient à la culture populaire des adolescent.es et que la culture scolaire tend à déconsidérer ? Le travail mené repose sur deux hypothèses : il y a du littéraire dans certains jeux et on peut s’en servir come levier. Des idées reçues sont à dépasser : le joueur moyen est âgé de 34 ans ; les filles jouent autant que les garçons ; on joue de plus en plus sur smartphone ; dans les pratiques d’internet, le jeu n’arrive qu’en 5ème position ; on joue principalement à des « casual games », des jeux de salle d’attente ; 17% de français regardent des parties de jeu vidéo, une tendance émergente qui ouvre peut-être des possibilités pour la classe.
Limbo est un jeu créé en 2010 par des développeurs indépendants danois : ce jeu tout à la fois de plateforme et de réflexion déploie l’histoire d’un petit garcon qui se réveille un jour dans une forêt et doit aller de l’avant. Il repose sur le concept du « die and retry » : il faut mourir pour recommencer, il faut commettre des erreurs pour avancer. Julie Durieu a utilisé ce jeu dans une classe de 5èmes qui rencontrent des difficultés à rentrer dans le texte littéraire : il s’agissait pour elle de trouver et détourner un support qui fasse partie de leur univers. Le jeu éclaire en effet certains topoi du récit d’aventures et du merveilleux : les lieux de l’au-delà (les limbes), la forêt, le monstre démesuré, l’enfant perdu.
Lors d’une première étape, les élèves jouent sur les tablettes où le jeu à été installé : 13 groupes mixtes garçons – filles sont constitués, chaque groupe trouvant son fonctionnement pour que chacun.e joue de façon équitable. Les élèves sont amenés à réagir : ils s’interrogent sur le personnage et le but du jeu, expriment leur surprise ou leur dégoût, s’entraident. Dans un deuxième temps, les élèves rédigent un paragraphe pour définir à partir du jeu et d’un texte littéraire les éléments qui constituent le récit d’aventures. Enfin, ils sont invités à « écrire l’histoire de Limbo » : à créer l’identité du personnage, puis à rédiger le début de l’histoire. Les élèves, constate l’enseignante, rentrent plus facilement dans la tâche d’écriture, consentent à relire et retravailler leurs textes. S’en trouve aussi renforcé le plaisir de la lecture, d’œuvres diverses autour du merveilleux pour mieux en dégager les éléments caractéristiques, pour mieux tisser des liens. Conformément à la pédagogie du détour, le jeu vidéo est ici utilisé comme un « cheval de Troie didactique » (Jean-Louis Dufays). Mais pas seulement, insiste Bruno Vergnes : il s’agit bel et bien de repenser le corpus scolaire des œuvres pour « reconstruire le puzzle transmédiatique » et de réinventer la didactique du texte littéraire « entre mise à distance critique et participation psycho-affective ».
Pratiques de classes
Impossible de rendre compte des dizaines d’ateliers qui, comme chaque année, permettent aux enseignant.es d’explorer des pratiques de classes en lien avec la thématique du jour.
À Ancerville (55), Valérian Sauton utilise les Pokémons en cours de maths en 5ème : « J’ai voulu montrer aux élèves que les formules mathématiques ne se rencontrent pas seulement dans les livres de maths ou de sciences, mais qu’elles sont très souvent présentes dans les jeux vidéos. Je leur propose de calculer les dégâts occasionnés par une attaque. » À Chevigny Saint-Sauveur (21), Jacques Bourdens, professeur d’histoire-géographie, utilise le jeu vidéo Minecraft pour aborder la prospective avec une classe de seconde en cours de géographie sur la ville : le travail est mené en collaboration avec la MJC qui a mis en place un atelier de participation au renouvellement urbain de la commun.
A Poissy (78), Aude Dubois utilise les badges de compétences en français au collège pour individualiser les parcours : « Depuis trois ans, j’emploie en cycle 4 ce système fondé sur des activités obligatoires communes et sur une multitude d’activités optionnelles, système qui permet avec aisance une évaluation quotidienne, formelle ou non, et simplifie toutes les activités, comme les travaux de groupe. Et mon enseignement en a été métamorphosé… de même que les élèves, enthousiasmés, qui en redemandent ! » À Orthez (64), Aurore Coustalat utilise elle aussi les badges en anglais dans le prolongement de sa classe inversée : « Ils s’inscrivent dans le mouvement de l’apprentissage ludique, car ils permettent de certifier d’un niveau mais aussi d’impliquer et de motiver les élèves qui les reçoivent comme une récompense. »
A Mauléon (64), Alexandra Ayad, professeure d’anglais, et Amandine de Saint Jores, professeure de SVT, plongent leurs collégien.nes dans une enquête policière : « Ils devront se mettre dans la peau des Experts afin de résoudre un escape game en transposant les notions vues en SVT/mathématiques et anglais (génétique/ résolution de problème/chiffre de César) dans une situation concrète. ». Professeur.es des écoles dans différents établissements des Pyrénées-Atlantiques, Antonia Carriquiry, Séverine Haudebourg, Mathieu Larramendy, et Laëtitia Vautrin présentent le collectif « TADAF ». Les réseaux sociaux sont ici détournés pour devenir un espace de jeu et de création, interactif et collaboratif, à travers des défis variés, originaux, motivants, qui permettent de travailler bien des compétences : Twictée, TwittEnRimes, DéfiInférences, Twoulipo, MathsEnVie, ClémentAplati, TwittContes, AnimeHistoire, DéfiCoding, TwictLingua, ProblémaTwit, ProbleMater, TwittPolicier, DéfiFrancophonie, SenseiTwitHaiku C2C2CEdu, QuotiTweet.
Au menu encore : le travail de lycéens reconstituant les traces numériques d’un personnage de roman amnésique, la réalisation de capsules en FLE, l’analyse et la production de dessins de presse en français, l’usage du logiciel Kinovéa en EPS, la création d’audioguides en allemand avec izi.Travel, une création arts-plastiques à partir de SMS d’élèves, le projet « Souriez ! Vous êtes photographiés » mené avec des enfants du voyage, le jeu vidéo au service de la compréhension en maternelle, le calcul mental transformé en jeu avec le logiciel Mathador, l’utilisation du jeu de plateau Médiasphères en lien avec les vidéos Vinz et Lou dans le cadre de l’EMI, un escape game autour de l’astronomie créé par les élèves dans le cadre d’un projet eTwinning, le dispositif Redfrog qui invite chacun à jouer de la musique, l’usage de jetons de poker dans le travail de groupe en SVT …
Autant dire que le forum Eidos 64 2019 a été un bel hommage à la créativité : celle des professeurs comme des élèves, celle qui génère le plaisir d’enseigner autant que le plaisir d’apprendre.
Jean-Michel Le Baut
Le site OMNSH de Michaël Stora