Le festival Raisons d’Agir vient de clore sa sixième édition, consacrée à l’école : « Education et émancipation ». Fidèle à sa démarche d’ouverture, le laboratoire de sociologie de l’Université de Poitiers, organisateur du festival, a permis à de nombreux chercheurs : sociologues, pédagogues, philosophes, à des militants : syndicalistes, enseignants, étudiants et « simples citoyens », de sensibilités épistémologiques et politiques variées, d’intervenir et d’échanger pendant 3 jours.
Les réflexions et débats ont porté sur quatre axes majeurs de la politique éducative.
– Une analyse de la place et de la fonction de l’Ecole dans le devenir général des sociétés européennes : que devient l’institution scolaire et ses tensions internes dès lors qu’elle est plongée dans cette phase nouvelle de l’économie capitaliste qu’est le « néolibéralisme » ? L’Ecole d’aujourd’hui oppose-t-elle encore en son sein des forces tendant à la formation de la main d’œuvre docile et à la reproduction sociale et des forces qui continuent à considérer que le savoir est potentiellement porteur d’une lucidité critique, anti-systémique, en somme : d’une émancipation ? Que devient cette contradiction aujourd’hui ? Se métamorphose-t-elle, et comment ? N’y a-t-il pas, au moins de façon rhétorique, une récupération du vocabulaire de l’émancipation par le néolibéralisme, sous les vocables de « l’autonomie » (certes massivement individuelle), de « l’initiative » et de la « créativité » ? Cette transformation peut-elle amener à réconcilier les forces, ou au contraire à les exaspérer, si tant est qu’elle oblige à une pensée précisée de l’émancipation dans et par l’Ecole ?
– Une analyse des inégalités scolaires, de leurs mesures et de leurs raisons : quels liens peut entretenir l’institution Education Nationale avec les origines et milieux sociaux, concernant la prégnance des « stratégies scolaires » des familles (jeu des options, contournement de la carte scolaire, choix d’orientation, ressources extra-scolaires, etc.), et concernant les « connivences » entre culture familiale et culture scolaire, le rapport des jeunes élèves à la culture écrite. Quelles stratégies aujourd’hui autour de la « méritocratie », et des « discriminations positives », dans l’accès aux grandes écoles, quelle volonté politique de séparer les établissements « d’excellence » et les zones abandonnées à la précarité ?
– Une analyse des rapports entre les contenus de savoirs et les façons d’enseigner : il s’agit de la question de la place, symbolique et intériorisée, que les « objets de savoir » occupaient dans le cursus, et comment se pensait l’appropriation de ces savoirs par les élèves. La diversité des voies d’apprentissage étant constatée et débattue, une question s’enchaîne : faut-il, et surtout comment le faut-il, mesurer l’efficacité pédagogique de telle ou telle approche ? Et pour faire lien avec le point précédent : y a-t-il des façons de faire qui soient plus favorables à tel ou tel public ? Comment combattre l’idée que les pédagogies « actives », ou « nouvelles » comporteraient une ambition au rabais, destinée à des publics « en difficulté » ? Retour donc sur la question de « l’émancipation » par les savoirs, de la signification de ce concept, de sa congruence avec la question des inégalités scolaires ; tout cela venant relancer une réflexion sur le sens de l’idée de « démocratisation ». Parallèlement, et en fonction des réponses apportées quant à la valeur heuristique et politique des stratégies pédagogiques, se pose la question du métier des enseignants, de la formation, initiale et continue, du travail en équipe, de l’autonomie, non pas du seul chef d’établissement, mais des personnels éducatifs en général.
– Une réflexion sur la réalité et la pertinence du monopole éducatif des disciplines et de la culture écrite à l’Ecole, sur la place d’autres acteurs éducatifs, à la fois au sein des établissements (CPE, COP, CIO, AVS), mais surtout au dehors de l’école : dans les familles, les quartiers, les associations d’éducation populaire. En effet, il est notable que la définition de « l’éducation », très large, est travaillée autant par l’Etat que par la société civile et ses nombreuses associations ; que faire de cette pluralité d’influences ; peut-on s’accommoder d’une relégation de l’éducation populaire au ministère de la jeunesse et des sports ? A cette interrogation s’ajoutent d’autres questions concernant l’importance des « savoirs informels » dans l’éducation, désignés pour l’heure par les « compétences 6 et 7 » portant sur le « savoir-être », sur « l’esprit d’initiative » ou « citoyen ». Où commencent où s’arrêtent les missions de l’Ecole ? Cet ensemble d’interventions pouvant se résumer au problème suivant : dans quelles mesures s’articulent la réduction de l’éducation à l’instruction et la sanctuarisation des établissements ?
De nombreux auteurs, certains connus, d’autres moins, ont apporté leurs éclairages comme : Choukri Ben Ayed, Bernard Geay, Stanislas Morel, Grégory Chambat, Charlotte Nordmann, Jean-Pierre Terrail, Stéphane Bonnéry, Sylvain Broccolichi, Ugo Palheta, Christine Passerieux, Arnaud Tiercelin, ainsi que la réalisatrice Clara Bouffartigue, auteure du film « Tempête sous un crâne ».
Toutes les problématiques abordées, ici classées en 4 points, sont en réalité intimement liées entre elles. Les organisateurs ont très courageusement voulu ouvrir le champ entier des questions qui se posent concernant les grands axes de la politique éducative ; à la diversité des approches et à la complexité des problèmes enchâssés répondait le désir maintenu de formuler un discours unifié, et politiquement engagé.
L’accent systématiquement mis sur les rapports, au sein d’une pensée renouvelée de la démocratisation, entre égalité/inégalité en fonction des origines sociales et rapport au savoir semble très prometteur. Au lieu d’un affrontement stérile entre sociologues de l’inégalité et pédagogues révolutionnaires, entre mesures « quanti » de la réussite et prise de position sur le sens du savoir et donc de ce qui se réussit en terme de puissance de sentir et d’agir, il y a eu dans ce festival une tentative sérieuse d’articulation. De même, si certains intervenants (Bertrand Geay, Stéphane Bonnéry) ont bien pointé le danger que certaines vulgates de « méthodes actives », ou « d’éducation nouvelle » puissent se tourner en démagogie, ils n’en ont pas pour autant condamné le principe. Ces façons d’envisager le rapport au savoir, ne mettant ni le maître ni l’élève au « cœur », mais bien « l’objet de savoir » (Christine Passerieux, GFEN) restent une voie riche d’appropriation véritable et par là d’émancipation. .
Jean-Charles Royer