Par Jean-Michel Le Baut
Pierre Bayard est professeur de littérature et psychanalyste, auteur de différents essais parus aux Editions de Minuit. Le titre de son dernier livre, Et si les œuvres changeaient d’auteur ?[1], est révélateur de sa démarche : prendre le parti du paradoxe et de l’humour pour mener une vraie réflexion théorique. Et si Pierre Bayard s’était lui-même trompé de métier ? Et s’il était en réalité un remarquable spécialiste de la didactique du français ?
La plupart de ses œuvres sont en effet riches de propositions stimulantes pour l’enseignement des lettres.
Dans son texte le plus connu, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ?[2], Pierre Bayard témoigne de ses recherches approfondies sur les fameuses « fiches de lecture » que pendant des décennies les élèves se sont échangées pour satisfaire la demande de leurs professeurs. Ce livre est désormais « culte » : considéré par les lycéens comme le meilleur manuel de préparation à l’oral du baccalauréat de français… [3]
Dans Qui a tué Roger Ackroyd ?[4], l’essayiste reprend l’enquête pour démontrer combien Agatha Christie elle-même s’était trompée sur l’identité de l’assassin ! Invitons nos élèves à faire de même, à inventer pour les romans policiers que nous leur faisons lire des dénouements originaux. Puisse chacun devenir à son tour Hercule Poirot et élucider les meurtres à sa manière ! Pour peu qu’il s’appuie sur des indices précis et développe des démonstrations logiques, il travaillera ainsi, dans le plaisir, ses compétences et de lecture et d’argumentation.
Dans Comment améliorer les œuvres ratées ?[5], Pierre Bayard s’interroge sur certains ratages littéraires et propose des corrections : supprimer les allégories religieuses et les périphrases des Martyrs de Chateaubriand, simplifier les images pour rendre moins hermétique le Moulin premier de René Char, concaténer Fort comme la mort de Maupassant et L’Amour de Duras afin d’en faire un seul texte… Couper, copier-coller, remplacer, insérer, déplacer … : autant d’opérations que nos élèves familiers du traitement de textes pratiquent volontiers. Elles doivent leur permettre de réécrire aisément des textes, c’est-à-dire d’entrer en l’œuvre pour se nourrir de sa singularité, enrichir leur sensibilité esthétique, développer leur créativité …
Dans son nouvel essai, Pierre Bayard propose de donner à certaines œuvres des auteurs différents de ceux que la tradition leur attribue : il nous appelle ainsi à (re)découvrir Dom Juan de Corneille, L’étranger de Kafka, Le cuirassé Potemkine d’Hitchcock … Cette nouvelle mystification est particulièrement heureuse dans la mesure où elle produit des éclairages parfois très intéressants sur les classiques revisités. Elle choquera ou amusera les professeurs de lettres, souvent confrontés à des erreurs d’attribution involontaires chez leurs élèves, mais elle les poussera aussi à explorer différemment l’intertextualité, avec intelligence et inventivité à la fois : demander par exemple à un élève de démontrer que tel poème de Rimbaud est en réalité de Verlaine, c’est bien l’inciter à des recherches fécondes sur ce qui les réunit et à des réflexions sensibles sur ce qui les singularise … Pierre Bayard va jusqu’à nous offrir le concept séduisant d’ « auteur imaginaire », différent de l’auteur réel : « tout nom d’auteur est un roman », « d’une certaine manière, l’auteur fait lui aussi partie de l’œuvre et en constitue même un personnage, pour être comme elle soumis au travail de réécriture du lecteur. » Et si nous demandions précisément à nos élèves de rêver l’auteur du texte ? Il s’agirait de s’appuyer sur des éléments textuels pour de l’écrivain dresser le portrait ou écrire la biographie : on peut présumer que ces travaux seront factuellement faux et littérairement justes. Contre Sainte-Beuve, contre Lagarde et Michard, l’écrivain sera alors non l’origine mais le produit de l’œuvre, non ce qui enferme la lecture mais bien ce qui libère l’imaginaire et à son tour ouvre à l’écriture.
D’un livre à l’autre, en prenant à la lettre les théories de la lecture qui font du lecteur le co-auteur du texte lu, Pierre Bayard introduit de l’instabilité dans nos représentations du champ littéraire. Pour peu qu’il accepte de participer à cette entreprise bienvenue de désacralisation, le professeur de français y trouvera aussi bien des plaisirs, à partager avec ses élèves.
[1] Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (Les Editions de Minuit, octobre 2010)
[2] Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? (Les Editions de Minuit, 2007)
[3] Je parle ici évidemment d’un livre que je n’ai pas lu.
[4] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ? (Les Editions de Minuit, 1998)
[5] Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées ? (Les Editions de Minuit, 2000)