Par Jean-Michel Le Baut
Les 21-22-23 novembre s’est déroulé à la Bibliothèque Nationale de France un séminaire où chercheurs, artistes, pédagogues ont pu confronter leurs expériences et analyses sur « les métamorphoses du livre et de la lecture à l’heure du numérique ».
Il s’agissait autrement dit d’interroger des changements en cours : en quoi une révolution technique (peut-on qualifier autrement le passage de l’imprimerie à l’ordinateur ?) entraîne-t-elle des mutations culturelles majeures (lit-on et écrit-on de la même façon sur livre codex et sur écran ?) elles-mêmes susceptibles de modifier en profondeur les pratiques pédagogiques (peut-on enseigner la littérature aux « digital natives » comme on le faisait auparavant ?)
En préambule, Bruno Racine, Président de la BNF, souligne qu’en France, on s’est beaucoup concentré sur la numérisation du patrimoine et que l’erreur serait de considérer le livre numérique comme le pur fac-similé du livre papier : « C’est la nature même du livre qui est en cause. » Patrick Gérard, Recteur de l’Académie de Paris, rappelle qu’avec internet, l’écrit est disponible instantanément : si la connaissance a grâce au livre « conquis l’espace », elle est désormais en train de « conquérir le temps ». Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice Générale de Lettres, fait le vœu que nous posions « les fondements de nouvelles humanités et pourquoi pas d’un nouvel humanisme ». Il faut sortir de l’opposition caricaturale entre la galaxie Gutenberg et la civilisation numérique, faire déborder le texte dans les marges, explorer l’hypertextualité, oser des entrelacs avec l’image et le son … Il faut être résolument optimiste : on n’a jamais autant lu dans le monde. !
Dans son intervention, Roger Chartier, professeur au Collège de France, évoque l’originalité de la textualité numérique : le même support fait apparaître sur l’écran différents types de textes qui auparavant étaient des objets distincts. Cette continuité textuelle a des conséquences : par elle, on ne distingue plus les genres et s’instaure une relation immédiate lecture-écriture. Le risque est le démembrement des écrits qui ont été pensés dans leur singularité, leur cohérence. Il ne faut pas considérer l’écran comme une page, mais comme un écran en trois dimensions, avec de la profondeur. Cependant le livre ne va pas mourir brutalement : s’il s’efface comme objet, il ne disparaîtra pas comme discours, comme œuvre (Homère a été lu sur tous les supports !), mais il y aura une possible discordance entre les manières de lire et les catégories qui définissent les œuvres. Roger Chartier rappelle qu’à l’exemple de Michel Foucault il nous faut historiciser les catégories avec lesquelles nous envisageons le monde : Paul Bénichou ou Alain Viala ont analysé comment s’est fait peu à peu « le sacre de l’écrivain » et le sens même du mot « littérature » a changé au 19ème siècle. Il faut introduire une problématique de la discontinuité historique dans ce qui nous paraît universel : la littérature n’est pas un absolu, mais une notion relative, historiquement et spatialement située, une construction.
Anne Zali, pour la Bibliothèque nationale de France, montre combien, des tablettes d’argile aux e-books, les supports de l’écrit ont varié selon les âges et les lieux. Elle permet de saisir clairement que la forme fait sens : le rouleau de la Torah est un écrit qu’on déroule pour ramener au matin du monde ; le livre-objet révèle un souci d’ordre, de cohérence, de complétude, un projet d’unification du monde.
Max Butlen, maître de conférences à l’université Cergy-Pontoise, rappelle que si la baisse de la lecture du livre s’accentue, il n’y a pas pour autant baisse de la lecture. Le pari est selon lui de conjuguer les différents modes. De nouvelles stratégies sont d’ailleurs sans doute à inventer, notamment autour de la lecture de textes multiples. Des difficultés propres au numérique sont aussi à prendre en compte : analyser l’information utile, la fixer dans la mémoire… La lecture sur écran n’est pas magique, y compris pour les « digital natives » : elle appelle plus encore une posture critique pour le lecteur et suppose donc un apprentissage. Il y a là un nouveau champ de formation pour les professeurs et pour les élèves.
Violaine Houdart-Merot, professeur de littérature française à l’université Cergy-Pontoise, montre combien l’enseignement des lettres en France depuis plus d’un siècle s’est concentré sur une lecture d’admiration et a négligé une lecture d’appropriation. Dès lors, la lecture devient une fin en soi, ce qui peut être une impasse : si les grands écrivains sont de grands écrivains, c’est qu’ils transforment eux leurs lectures en écritures ! Il convient de rétablir un équilibre, de ne pas réduire en classe l’écriture à la glose, de pratiquer comme Proust avec ses pastiches de la « critique littéraire en acte ». L’atelier d’écriture doit (re)trouver légitimité et place : « c’est en réécrivant qu’on apprend à écrire ».
Des ateliers permettent à de nombreux professeurs de présenter des expériences variées qui montrent toutes combien les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour redonner souffle et sens à l’enseignement du français.
Quelques exemples parmi tant. Dans le cadre d’un partenariat entre le lycée Jean Rostand de Roubaix et l’Institut des Jeunes Aveugles, la « BIBLIOTHÈQUE SONORE » est une remarquable expérience de mise en voix des textes avec un enjeu fort de solidarité : des élèves de seconde donnent vie à des histoires, des poèmes, rédigés par les jeunes déficients visuels et produisent des cédéroms. Toujours dans l’académie de Lille, le concours « DE LA LECTURE À L’ÉCRITURE PAR LES TICE », invite chaque année les classes de collège, lycée, lycée professionnel, à réaliser sur un thème donné un travail d’écriture créative : ces productions variées (diaporamas, sites web …) sont élaborées, puis évaluées collectivement, de nouveaux modes de lecture et d’écriture sont explorés intégrant au texte d’autres textes, des images, des vidéos, des animations, des musiques…. Hélène Lenteuil et Sébastien Hébert montrent concrètement comment utiliser une classe pupitre pour lire-écrire un roman de Xavier-Laurent Petit au collège ou mener au lycée la lecture analytique d’un texte de Robbe-Grillet grâce à des rapprochements intertextuels, puis à l’écrit d’imitation. Le blog I-VOIX permet aux élèves brestois et italiens engagés dans le projet d’aborder tout le programme de français en première à travers des articles variés (plus de 6 000 en deux ans !), qui relèvent de ce qu’on pourrait appeler la « lecture d’invention » ou encore « l’écriture cursive » : ils y retrouvent par la créativité, jusque dans la parodie ou le « sampling » littéraire, le plaisir du texte et de l’hypertexte.
Autant dire que les usagers, les jeunes et les pédagogues, habitent déjà un territoire que la dernière table ronde se propose d’explorer : celui de la « lettrure », un mot exhumé du Moyen-âge pour traduire l’expression anglaise « digital literacy », autrement dit cette culture numérique où les pratiques de lecture et d’écriture sont indissociables. Emmanuel Souchier, professeur en sciences de l’information et de la communication, souligne que l’internaute est non seulement lecteur-auteur, mais devient en plus éditeur et diffuseur : « les usagers se sont réapproprié l’image du texte. », « le texte est constitutif du média ». Milad Doueihi, de l’université de Glasgow, remarque que l’anthologie est la forme par excellence du savoir numérique et qu’on peut parler de banalisation du geste éditorial. Selon lui, si la culture livresque a entraîné « le sacre de l’auteur », la culture numérique inaugure la renaissance du lecteur et dès lors peut-être un nouvel humanisme.
Quelques mots en guise de conclusion. Le colloque n’a pas échappé au hors-sujet ou aux crispations nostalgiques, tant le sujet est neuf, tant il déstabilise les représentations, tant il invite l’amateur de belles lettres à comprendre que pour faire aimer et vivre la littérature il faut désormais commencer par la désacraliser. Mais le séminaire a su aussi ouvrir des pistes de réflexion et de travail intéressantes pour des professeurs de lettres déstabilisés, parfois perdus entre Gutenberg et Bill Gates. A nous de comprendre que le numérique n’est pas une menace mais bien une chance à saisir pour travailler différemment le plaisir de l’écriture et de la lecture, pour échapper aux oppositions stériles entre le livre et l’écran, pour que la « lettrure » soit à nos élèves le chemin heureux de la littérature et donc d’une relation plus intense au monde.
Prolongements :
– Présentation du séminaire sur le site de la BNF :
http://classes.bnf.fr/seminaire-livre/index.htm
– La brochure « Enseigner les lettres avec le numérique » présentant différents projets pédagogiques :
http://www.educnet.education.fr/lettres/im_pdflettres/enseignerlettresweb.pdf
– Un diaporama interactif réalisé par des secondes du lycée Watteau de Valenciennes :
http://www2b.ac-lille.fr/weblettres/actu/concours2010/jury11.ppt
– Le blog littéraire i-voix :
En prolongement de l’article, une amusante vidéo pour dédramatiser les peurs
http://www.youtube.com/watch?v=pQHX-SjgQvQ