Enseigner dans un prestigieux lycée parisien ou dans un collège d’éducation prioritaire d’une banlieue défavorisée, est-ce exercer le même métier ? Voilà en tout cas le fil rouge présidant à la démarche d’Olivier Ayache-Vidal tout au long de la réalisation de son premier film, « Les Grands Esprits ». Fruit d’une observation attentive et d’une immersion prolongée à Stains dans un établissement classé REP+, la fiction documentée met en scène, -en respectant les conventions d’une comédie dramatique-, les aventures mouvementées d’un professeur de lettres engoncé dans des principes que la dure réalité d’une classe difficile fait voler en éclats. La satire hilarante prend bientôt des couleurs plus sombres au gré de la métamorphose d’un adepte élitiste de la culture et du savoir en enseignant obsédé par les moyens de transmettre le goût d’apprendre au plus grand nombre. En dépit de représentations simplificatrices du corps enseignant et de certains clichés sur l’institution scolaire, « Les Grands Esprits » dessine sous nos yeux le portrait, parfois excessif, souvent revigorant, d’un professeur en train d’élaborer une méthode de pédagogie active, en adéquation avec l’idéal démocratique que doit porter l’école républicaine.
Grand écart scolaire et social
Paris, près du Panthéon, dans une salle du temple de l’excellence, le lycée Henri IV, François Foucault (Denis Podalydès), agrégé de lettres et fin latiniste, commente avec une ironie mordante les notes en distribuant les copies à des élèves silencieux et soumis, non sans gratifier les ‘médiocres’ de sarcasmes humiliants : ‘Pénélope, on s’ennuie beaucoup en vous lisant’. Et il n’hésite pas à fustiger de mauvais résultats par une sentence sans appel : ‘on atteint ici les bas-fonds de l’intelligence humaine !’. D’origine privilégiée, élevé dans l’ombre tutélaire d’un père écrivain, formé dans le culte du savoir, Foucault revendique des principes intangibles d’enseignement, une autorité incontestable et une forme d’arrogance sans faille. Devant un public savant, il affiche ses certitudes : dans les banlieues (où il n’a jamais mis les pieds), il faudrait envoyer des enseignants expérimentés plutôt que des débutants. Un concours de circonstances (ressort comique sur le mode de l’arroseur arrosé) le contraint à une mutation dans un collège de Stains en Seine-Saint-Denis. Dans une zone presque déserte, au loin se dresse le collège Barbara, flambant neuf, dans sa froideur et son étrangeté.
Dès que la porte de la classe (28 élèves de 4ème, majoritairement d’origine africaine) se referme, nous comprenons que le nouveau professeur de Français a du souci à se faire, en dépit de ses années d’expérience. A l’énoncé de son nom, certains font référence non sans malice à un célèbre animateur de télévision. C’est le début d’un long malentendu, ponctué de fous rires et de rebuffades de la part de collégiens rétifs à l’autorité d’un maître enfermé dans sa haute idée du savoir, engoncé dans ses certitudes, dépourvu de toute légitimité. Cris, rappels à l’ordre, colles et punitions pleuvent, en vain. De retour chez lui, Foucault a beau apprendre par cœur les prénoms et les noms de ces élèves (si difficiles à prononcer pour cet originaire des beaux quartiers), tout en s’entrainant à leur donner des ordres, ou en utilisant en classe l’expression de l’un d’entre eux (‘je vous jure, j’ai envie de pisser, sur la tête de ma mère’) pour un exercice de grammaire. Rien n’y fait.
Nouvelle approche par « Les Misérables » de Victor Hugo
Des relations complexes avec ses collègues (entre désarroi, découragement et combattivité) aux us et coutumes d’une communauté éducative forgée dans la gestion de cas difficiles et de crises graves, des émois amoureux aux tensions émotionnelles engendrées par l’exercice du métier, nous nous garderons de révéler tous les territoires inédits que doit explorer le ‘novice’ en la matière. Plusieurs ‘déclics’ se produisent cependant qui l’obligent à descendre de son piédestal (branlant), à sortir de son isolement (obtus). Il commence à saisir l’analyse lucide de la situation proposé par sa sœur (Léa Drucker) : [tes élèves] accumulent les mauvaises notes et les humiliations et toi tu ne t’en rends pas compte’.
Après un nouveau constat d’échec en classe, Foucault leur demande ce qui les intéresse dans la vie et ajoute : Les faits divers ? Les histoires violentes ? L’homme qui a passé dix-sept ans de sa vie en prison pour avoir volé un bout de pain ? La jeune femme, tellement pauvre qu’elle est obligée de vendre ses dents pour survivre ? Le garçon tué de deux balles parce qu’il chantait ? Devant les airs gourmands et les manifestations d’approbation, le professeur d’une voix forte et convaincante explique qu’il s’agit des destins de Jean Valjean, Cosette et Gavroche, héros des « Misérables ». La mutation de son enseignement s’opère ainsi progressivement, avec ses avancées et ses reculs, (sans compter les sorties culturelles hasardeuses ou les conseils de discipline désastreux). Et avec ses fragiles victoires. Entre Seydou (Abdoulaye Diallo), collégien rebelle et le maître, désarçonné par une telle résistance, se tisse en dépit d’obstacles apparemment insurmontables une relation de confiance, nouée le jour où l’adolescent confie, dans un souffle, la raison profonde pour laquelle attention et travail ne serviraient à rien (‘parce que je suis idiot’). Alors, le professeur s’attèle à sa tâche, dépasse sa vision abstraite (et égoïste), ouvre les yeux. Comme le souligne son (génial) interprète, Denis Podalydès, le personnage passe d’une ‘conception aristocratique à une conception démocratique’ de son métier dans l’exercice duquel la ‘forme du savoir, la manière de le valoriser compte autant que le contenu’.
Fiction documentée, enjeux à discuter
Olivier Ayache-Vidal dit mettre en scène la confrontation -entre deux mondes et deux réalités sociales-, telle qu’elle se joue au collège, niveau d’enseignement charnière et périlleux pour les élèves entre l’enfance et l’adolescence, sa crise et ses choix d’orientation. Après deux ans de fréquentation régulière de la communauté formée par l’équipe éducative et les élèves d’un collège de Stains en Seine-Saint-Denis, il nourrit le scénario d’une comédie dramatique, compose sa classe de fiction en choisissant ses jeunes acteurs parmi les élèves de l’établissement. Le tournage à deux caméras en plans larges dans les vrais ‘décors’ confèrent à de nombreuses séquences (en classe notamment grâce à l’authenticité de jeu des adolescents) des accents de vérité. Pourtant, la vision du corps enseignant paraît réductrice, la représentation de l’institution scolaire parfois caricaturale et la ‘photographie documentée de l’éducation publique’ (voulue par le réalisateur) se limite souvent aux parcours individuels du maître François Foucault et de son élève Seydou, au détriment de la dynamique du groupe (classe) et de la richesse du travail d’équipe.
« Les Grands Esprits, comédie dramatique, tantôt jubilatoire, tantôt grinçante, n’a pas vocation à aborder tous les enjeux auxquels sont confrontés éducateurs et enseignants soucieux de faire vivre l’idéal républicain, celui d’une école favorisant l’accès à un enseignement au plus haut niveau de connaissances et de compétences pour le plus grand nombre de jeunes, quelles que soient leurs origines sociales et territoriales. Le premier long métrage d’Olivier Ayache-Vidal a cependant l’immense mérite de poser quelques questions vitales tout en mettant au jour la difficulté, exaltante, de la mission : Comment transmettre aujourd’hui savoir et culture ? Donner le goût d’apprendre ? Une pédagogie active se résume-t-elle au pouvoir charismatique d’un seul (professeur) ?
Samra Bonvoisin
« Les Grands Esprits », film d’Olivier Ayache-Vidal-sortie le 13 septembre 2017
Festival du film francophone d’Angoulême