Pour chaque enseignant, le dilemme est constant : comment enseigner pour qu’ils apprennent ? Pour chaque humain se pose aussi la question du besoin d’apprendre et du comment apprendre. Entre le formel et l’informel, apprendre est la base désormais de la réflexion sur l’enseigner mais bien plus largement sur le transmettre. Dans un contexte de domination d’une forme scolaire et des modèles d’enseignements multiséculaires, il n’est pas étonnant de trouver dans les travaux de recherche des résultats probants aux formes d’apprentissage induites par ce modèle scolaire. Comme de plus la rentabilité sociale de l’école et plus généralement d’un parcours académique sanctionné par une reconnaissance de l’état (diplôme et autres titres) est considérée comme allant de soi, il n’est pas étonnant que les apprentissages informels ou de l’expérience soient considérés comme peu efficaces. Et pourtant ils existent et sont particulièrement performants dans de nombreuses situations tout au long de la vie (et même à l’école). C’est donc bien l’apprendre qui est au coeur du questionnement, désormais renforcé par l’évolution de l’environnement informationnel et communicationnel.
De l’apprendre aux mécanismes d’apprendre
Depuis près de cinquante ans, l’informatique, les TICE et le numérique font rêver à de nouvelles formes d’enseignement – de l’enseignement programmé à l’enseignement assisté par ordinateur – et désormais à de nouvelles formes d’apprendre – de l’autoformation à toutes les formes de formation numériques à distance, Mooc, FOAD, hybrides etc..). Enseigner, apprendre deux faces d’un problème plus général : transmettre, partager. Ce qui est intéressant à observer c’est que du côté de l’enseigner, le numérique n’a quasiment rien révolutionné, dominé qu’il est par le modèle scolaire. Si l’on tente de dénombrer les exerciseurs disponibles en ligne ou sur nombre de LMS et autres services, on est étonné de constater que de Hot Potatoes à Learning apps et autre Netquizz, on retrouve systématiquement une même approche plutôt comportementaliste. Du côté de l’apprendre, les moyens numériques donnent l’impression d’avoir tout transformé. Mais à regarder la manière dont apprennent les jeunes et les adultes, là encore, le poids du modèle scolaire semble très puissant et déteindre sur les pratiques autonomes dans le domaine scolaire.
La multiplication récente des propos autour de l’apprendre (cf. conférence de François Taddei à Ludovia 14 par exemple ou encore les colloques de l’IFE sur les sciences de l’apprendre) semble pourtant signaler une évolution importante, au moins potentielle à défaut d’être réelle surtout au moment où les « élèves » rentrent à « l’école ». Après avoir argumenté sur le renversement qui vise à passer d’enseigner à apprendre (très souvent évoqué au cours des dernières années), on sent bien que si l’élève n’est pas seulement au centre du système, ce sont surtout les mécanismes de l’apprendre qui sont désormais posés comme centraux. Comme de surcroit Internet et les moyens d’y accéder se sont largement diffusés et démocratisés, l’environnement informationnel et communicationnel s’est totalement renouvelé. Ce renouvellement a pu laisser croire à la possibilité de libérer l’envie et les moyens d’apprendre. A cela il convient d’ajouter les travaux des sciences cognitives qui tendent à renforcer la thématique : finalement tout se passe dans le cerveau, en interaction avec le contexte.
Apprentissages formels et informels
Si l’enseignement c’est le contexte et l’apprendre le cerveau, on comprend, à la lumière de l’histoire de la psychologie des apprentissages qu’il y a une évolution qui va de l’extérieur (le contexte, l’enseignement) vers l’intérieur (le cerveau, l’apprenant). Mais c’est bien dans l’extérieur de la personne qu’un changement se produit sous l’effet de la généralisation de l’accès aux moyens numériques. L’extérieur proposé avec les technologies n’est plus l’enseignement mais un environnement multimodal (multimédia connecté). Si l’on s’en tient à une approche sommaire de l’idée de plasticité cérébrale, on peut penser que si l’environnement change, le cerveau s’adapte à celui-ci et développe des stratégies cognitives différentes. Si fondamentalement le cerveau évolue physiologiquement et biologiquement lentement dans le temps, la dynamique de développement des mécanismes et processus internes est probablement bien différente selon les époques et l’environnement technologique. Pour le dire autrement, le « cerveau » se réorganise au cours de son développement selon les environnements avec lesquels il interagit.
La salle de classe aujourd’hui est de plus en plus marquée par la présence d’objets informatiques connectés. Le cartable (ou les poches) des élèves, en particulier au collège et encore davantage au lycée, contient les moyens d’accéder en permanence à l’information et à la communication. Cette concurrence, qui aurait pu être aussi une convergence, interroge sur la manière dont les élèves, les jeunes apprennent. Apprendre s’effectue principalement dans deux situations : une situation contraignante dite formelle (l’école), une situation non contraignante (la vie quotidienne) dite informelle. Cela peut sembler banal et pourtant c’est dans cette tension que se situe la question principale de l’apprendre. Cette confrontation est redoutable, lequel est appelé à dominer ? On peut aisément observer que l’intention d’enseigner n’induit pas l’apprentissage et encore moins l’intention d’apprendre. Par contre les apprentissages informels sont difficilement analysables, tant ils sont variés et comportent des aspects suffisamment divers pour qu’on ne puisse dire la source ou la modalité. Le résultat est pour chacun de nous un ensemble composite d’apprentissages formels et informels, façonnés non seulement par la forme scolaire, mais aussi par la forme sociale (société inégalitaire ?).
Nos apprentissages sont liés au contexte
L’usage personnel des moyens informatiques et numériques a mis en évidence une polémique autour de la maîtrise ou non de ces moyens par les jeunes qui les utilisent au quotidien. Le monde académique est très critique et énonce souvent l’idée qu’ils ne maîtrisent pas le domaine. Mais des observations faites dans des contextes non scolaires ou d’espace alternatif permettant d’apprendre (école de la 2è chance, pop-school etc.…) révèlent des apprentissages bien plus importants qu’on ne le pense, mais surtout beaucoup plus kaléidoscopiques que ne peut le rêver un concepteur de référentiel type (B2i PIX etc.…). L’apprentissage informel, dans ce domaine, comme dans d’autres, n’est pas homogène ni dans les modalités, ni dans les résultats. Les travaux menés sur l’apprentissage en cours d’activité (didactique professionnelle, clinique de l’activité) montrent que l’apprentissage est au moins aussi important dans ces situations que dans des situations uniquement formelles.
La centration sur l’apprendre qui semble aujourd’hui faire l’unanimité en tant qu’objet de recherche ne doit pas ignorer l’enseigner et son cadre formel. L’image sociale dévalorisée du métier d’enseignant de même que l’apparition de la réflexion sur les lieux, les espaces, les aménagements, les mobiliers confirment l’importance de ce questionnement sur l’apprentissage. Mais le risque est qu’il en soit un nouvel écran, comme si changer la forme des locaux changeait automatiquement l’enseigner ou l’apprendre. Dès les années 20 Adolphe Ferrière évoquait l’importance de s’appuyer sur la psychologie pour améliorer l’enseignement, de la même manière le mouvement de l’école active voyait aussi la nécessité de « pousser les murs » pour améliorer l’apprendre. De même de Montessori à Freinet et bien d’autres, le hors l’école ne devait pas être ignoré dans l’école, non pas pour assujettir l’un à l’autre mais pour permettre des continuités éducatives. La centration sur celui qui apprend et sur ce qui se passe dans sa tête ne doit pas ignorer le reste du contexte… si on n’apprend pas sans les autres, comme le dit Philippe Carré, tous nos apprentissages sont d’abord liés au contexte dans lequel ils s’effectuent… numérique ou non.
Bruno Devauchelle