Les enseignants de CP viennent de recevoir cette semaine les deux livrets d’évaluation français et maths à faire passer en urgence avant fin septembre, sans information, ni concertation collective, et encore moins de discussion pour juger de leur pertinence. Face à des évaluations diagnostiques en CP qui n’ont visiblement pas été testées, ils sont mis, au pas de charge, devant le fait accompli. Annoncées lors de la conférence de presse de rentrée du ministre Blanquer, elles ont été présentées comme relevant d’un esprit de « respect » et « confiance aux enseignants », et de « bienveillance envers les élèves », quand tout montre le contraire. De fait, les élèves de six ans vont subir un « examen » des plus anxiogènes dont l’effet premier sera de déstabiliser les enseignants de maternelle et de CP : culpabilisés et divisés, ils seront ainsi préparés à prendre pour des réformes quelques principes rétrogrades réactualisés. Examinons la manœuvre.
Un mépris profond des enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques
Obtempérez, il n’y a rien à discuter, à penser, à préparer, on a déjà tout prévu. Des évaluations en début de CP, pourquoi pas ? Mais les enseignants à bac+5 ne sont-ils pas capables, après deux semaines d’observation des élèves, dans leur classe ou en collectif d’établissement, de monter un système d’évaluation ajusté à la population de leur école, et ce en concertation avec leurs collègues de maternelle ? Ne sont-ils pas capables de trouver des dispositifs ludiques qui rendent une évaluation moins inquiétante à cet âge, et qui permettent d’engager une relation pédagogique sereine et confiante avec les élèves et les familles ? Une véritable évaluation positive. Ces évaluations diagnostiques de CP, avancées sous un prétexte pseudoscientifique comme « bienveillantes » pour les élèves, renvoient de facto les enseignants de maternelle à la responsabilité des difficultés des élèves : ils n’avaient qu’à appliquer la bonne méthode !
Un mépris total de l’institution scolaire, des textes qui régissent ses programmes
L’attaque est perfide face au programme du cycle 1 : en cibler et mettre en exergue quelques points dénie la validité d’ensemble d’un programme récent, appliqué depuis la rentrée 2015. Les enjeux de la maternelle en matière d’apprentissages, dit le texte officiel, sont de faire entrer les élèves dans la culture de l’écrit, la diversité de ses usages, de leur faire comprendre et travailler aussi la diversité des pratiques langagières orales de communication, notamment celles nécessaires aux apprentissages et bien sûr les faire entrer doucement dans les dimensions techniques du principe alphabétique mais non dans l’apprentissage systématique des relations entre formes orales et écrites. C’est pourtant cette dimension qui est principalement évaluée. L’oral, qui tient une place si importante dans le texte officiel, est réduit à de dérisoires mais difficiles questions de vocabulaire ou à la compréhension d’une histoire pour le moins complexe. Les tâches d’écriture ne demandent pas d’exprimer une pensée même en bricolant avec ce qu’on sait, mais de copier. On aurait pu au moins demander aux élèves d’écrire leur prénom pour vérifier le geste graphique de l’écriture cursive ! Quelque chose que la plupart savent réussir ! Et qui leur accorderait une reconnaissance de leur identité.
Le plus grave et le plus inexcusable : une violence faite aux élèves
Ils entrent à la grande école où ils sont fiers d’aller pour apprendre à lire, écrire et ils prennent une douche froide d’entrée. Les voici devant des pages et des pages de signes, dans lesquelles ils doivent se repérer, comprendre et appliquer consignes et codages qui varient d’une activité à l’autre, eux qui ne savent pas encore lire ! En outre les évaluations doivent se passer en collectif, avec des exercices minutés et un temps global de concentration de 20 mn (rappelons qu’en maternelle ils ont l’habitude de travailler en atelier, accompagnés par l’enseignant). L’évaluation du tout ou rien (code 9 ou 1) ne laisse même pas une place aux maladresses de gestion de ce matériel inadapté. Nombre des exercices sont hors de réussite possible pour beaucoup d’élèves. Bonjour les dégâts ! Les risques sont à peser : sentiment d’insécurité, d’échec et perte de confiance dans l’école, d’emblée. Vous avez dit : « Pour l’école de la confiance », Monsieur le Ministre ?
Une méconnaissance abyssale de la recherche scientifique
Les travaux universitaires français et étrangers des chercheurs en éducation, en sociologie, linguistique, didactique, psychologie sociale, voire psychologie cognitive sont ignorés. Tout comme les points de vue des associations professionnelles. Le ministre Blanquer prétend s’appuyer sur la science : mais quelle science ? Des travaux très importants et couteux, sur le CP précisément, ont mobilisé plusieurs dizaines de chercheurs, un nombre important d’enquêteurs enseignants, des centaines de vidéos ont été tournées, un rapport est disponible. Tout ce travail est nié ! Le ministre choisit, trie, écoute qui il veut entendre, refuse de reconnaitre les travaux qui ne l’arrangent pas, et ne retient, dans ceux qu’il privilégie, que les éléments qui lui conviennent. Il évoque, pour justifier les CP à 12 élèves « une étude de terrain incontestable », pourtant l’étude sur les CP à 10 élèves de la DEPP publiée en 2005 concluait à un « faible effet sur la progression des élèves » qui disparaissait en CE1 !
Que cherche le ministre de l’Éducation ?
Les effets d’annonce récurrents de ses premiers mois, souvent par voie de presse, nous interrogent sur les finalités qu’il a choisies ou qui lui ont été fixées. Nous n’en voyons que les retombées, et les conséquences qui se profilent.
Allons-nous assister à une caporalisation de l’école ? « Non, on ne touchera pas aux programmes » avait déclaré le cabinet de campagne du candidat Macron lors d’une rencontre avec notre association. Qu’en est-il ?
Le corps enseignant est assigné à des tâches imposées (cf. les évaluations), soumis à des décrets (quid des programmes officiels ?), déstabilisé et divisé par des déclarations trompeuses. Peu à peu sont gommées les appellations par cycles, l’approche curriculaire et globale des programmes. Mis au pas, le corps enseignant et son encadrement accepteront bientôt sans s’en apercevoir les accommodements rétrogrades présentés comme des réformes par un petit clan d’affidés !
Divisés par des polémiques vaines et dépassées (sur la lecture…), renvoyés dans nos cases (maternelle, école, collège, lycée…) au détriment de la politique de cycles, à nouveau dressés les uns contre les autres, nous pourrons bientôt philosopher sur la maxime : « Diviser pour régner ».
Déjà le sabotage du dispositif maitre plus va saper le travail collectif pratique et réflexif mené sur le terrain pour accompagner les élèves dans la grande diversité de leur rapport à l’école, à la culture, aux langages, pour les arracher à l’échec.
Il sera dès lors très facile de nous renvoyer chacun•e à notre isolement. Et de court-circuiter le mouvement d’adhésion aux réformes engagées depuis 2015.
Que propose le ministre ?
La question de l’évaluation au CP est emblématique de ses conceptions pédagogiques. Il s’agit de trier les élèves et de les faire bachoter à partir d’un panel réduit de micro-compétences. Celles-ci ne sont ni prédictives ni suffisantes pour mener à bien les apprentissages du lire-écrire-parler (toute la littérature scientifique internationale ne cesse de démontrer l’ampleur des paramètres et compétences qui entrent en jeu dans les apprentissages du lire-écrire). En lieu et place, on laisse entendre qu’il suffirait de faire des gammes d’exercices d’entrainements intensifs pour « combler les lacunes » ; on peut parier que les outils de remédiation sont déjà en préparation ! Différencier en donnant des tâches plus faciles aux élèves en difficulté, etc. On connait cette musique négative et stigmatisante. Elle n’a rien résolu depuis cinquante ans.
Résister, pour les élèves !
Alors, il nous faut résister, défendre les acquis de la culture professionnelle et ses valeurs. Notre rôle est de faire penser les élèves en les confrontant à des tâches d’enseignement qui leur ouvrent l’envie de lire et d’écrire, les aider dans des tâches audacieuses, s’appuyer positivement sur l’hétérogénéité des élèves.
Oui, il nous faut résister aux atteintes insidieuses contre les principes démocratiques sur lesquels l’institution scolaire est ancrée.
Il nous faut exiger le respect réel et pas seulement verbal des acteurs : les enseignants, les associations et syndicats, l’institution universitaire garante.
Il nous faut exiger le respect des élèves : on est loin de la confiance et du respect qui leur sont dus si on laisse un ministre renvoyer l’école à des pratiques rétrogrades et au final élitistes. Ce n’est tout simplement pas possible, monsieur Blanquer !
Dominique Bucheton, Viviane Youx,
Vice-présidente et présidente de l’AFEF, Association française pour l’enseignement du français